Hommage à Jean-Claude Carrière
Deux textes signés Jacques Fansten et Bertrand Tavernier pour saluer la mémoire de l'immense Jean-Claude Carrière, disparu le 8 février.Hommage de Jacques Fansten
A l'occasion du Grand Prix de la SACD que nous lui avions remis en 2014, j'avais émis l'hypothèse, qu'il n'avait pas démentie, qu'il n'était pas seul et qu'il y avait plusieurs Jean-Claude Carrière. Car, franchement, savoir tout ce qu'il savait et faire tout ce qu'il faisait, et avec quel talent, cela pouvait-il être à la portée d'un seul homme ? A moins qu'il n'ait eu en sa possession une substance magique, rapportée de son Inde si chère ou confiée par son ami le Dalaï-lama, voire un secret volé aux astrophysiciens qu'il a tant fréquentés…
Bien sûr, c'était un immense scénariste, le complice indispensable de quelques uns des plus grands cinéastes. De Pierre Etaix, avec qui il a commencé, à Luis Buñuel, les 19 dernières années de sa vie, de Forman à Deray, de Ferreri à Corneau, de Vigne à Wajda, de Kaufmann à Schlöndorff, de Rappeneau à Louis Malle, en passant par Godard, Oshima ou Haneke… Près de 180 scénarios tournés, dont quelques films mythiques. Sans oublier la télévision et, notamment, son compagnonnage avec Verhaeghe.
C'était aussi, évidemment, un homme de théâtre. Auteur, adaptateur, traducteur, mais aussi complice là encore des plus grands, de Jean-Louis Barrault à Peter Brook. Comment ne pas se souvenir de la dizaine d'heures qui semblaient si courtes du Mahabharata ?
Non, diront d'autres, c'était d'abord un écrivain, qu'il écrive des romans, des essais, des livres d'entretiens, des témoignages, des guides ou des dictionnaires, à la fois facétieux et sérieux.
Ou encore un dessinateur, témoin amusé et percutant de ce qu'il observait sans cesse et qu'il croquait avec une ironie tendre. Je me souviens de ces réunions où, l'œil rieur, il faisait circuler un dessin que chacun passait à son voisin, comme un cadeau.
C'était un voyageur qui, bien sûr, rapportait des livres de ses errances.
Un poète aussi, il a écrit quelques belles chansons.
Un acteur à l'occasion, avec sa belle voix chaude de raconteur d'histoires.
C'était un passeur. Il a imaginé et longtemps dirigé la FEMIS.
Il disait qu'il était d'abord un conteur. Je crois qu'il aimait avant tout partager. Avec une modestie constante malgré ses succès, je ne l'ai jamais vu repousser quelqu'un qui voulait l'interroger ou un jeune auteur désirant des conseils.
Issu de cette enfance sans livres et sans images qu'il avait racontée dans Le Vin Bourru, il était devenu un érudit incroyable. Il semblait avoir tout lu, tout vu, tout compris, tout en gardant une curiosité insatiable pour ce qui lui restait à découvrir et à faire connaitre. Il voulait tout explorer, avec une prédilection marquée pour le poétique, l'humour, le bizarre ou l'absurde. Son goût pour les savoirs des autres l'a mené à se plonger dans les plus grands mystères, le trouble de toutes les légendes du monde, les interrogations du bouddhisme, la beauté des mythes, comme dans les recherches scientifiques les plus pointues et les plus intrigantes, notamment auprès des astrophysiciens. Jamais pédant, mais pédagogue réjoui et généreux, il savait nous les faire partager, souvent même nous aider à les comprendre.
C'était aussi un militant acharné, mais avec humour, tolérance et tendresse. Infatigable défenseur de la culture, des auteurs et de leurs droits. Il a longtemps siégé à la SACD, il y revenait toujours, il voulait être au fait des deniers combats, prêt à y participer de toutes ses forces. Nous nous souviendrons longtemps de sa générosité, de son ouverture, de sa clairvoyance, comme de sa voix grave et chantante et des bonheurs qu'elle nous donnait.
Pour ma part, c'est l'une des plus belles personnes qu'il m'ait été donné de rencontrer.
Jacques Fansten
photo : © LN Phtographers/SACD
Hommage de Bertrand Tavernier
IRREMPLAÇABLE
On dit que quand un griot meurt en Afrique, c’est une bibliothèque qui disparaît. Avec Jean-Claude Carrière, il faudrait en additionner plusieurs, celle d’Alexandrie si génialement décrite par Hugo dans William Shakespeare même si au passage, il réinvente un peu l’histoire, celle de Ctésiphon, de Constantinople détruite par les Croisés, du Yucatan, de l’Alabama, de Varsovie. Car la mort peut causer des ravages aussi irrémédiables que le pillage ou le fanatisme. Ce fanatisme qu’il dénonça toute sa vie et dans une grande partie de son œuvre à commencer par le Dictionnaire de la Bêtise et des téléfilms comme La Controverse de Valladolid ou Bouvart et Pécuchet de Jean-Daniel Verhaeghe, Credo de Jacques Deray sans oublier les films de Buñuel, le Dictionnaire des Révélations historiques et contemporaines. Fervent défenseur du droit d’auteur, il nous éblouissait durant les conseils d’administrations de la SACD, passant sa vie à nous ouvrir l’esprit (lors de son travail phénoménal avec Peter Brook). Avec un extraordinaire éclectisme. Passant du Voleur de Louis Malle d’après Darien au Tambour de Volker Schlöndorff, de La Piscine de Jacques Deray à L’Insoutenable légèreté de l'être, Taking Off ou Valmont de Milos Forman, de son éclatante transposition cinématographique de Cyrano de Bergerac, ce très grand film de Jean-Paul Rappeneau sans oublier les trois réalisations de Philippe Garrel et Dieu sait si j’en oublie.
En ces temps de confinements, je venais de passer de longs moments avec lui en revoyant Le Temps des Nababs de Florence Strauss où il faut l’entendre parler des producteurs avec une verve éblouissante, racontant comment Deutchmeister après lui avoir demandé de lire l’adaptation de Robinson Crusoë qu’il lui avait commandée (il faisait partie des producteurs qui exigeaient qu’on leur lise) le questionne anxieusement : « Mais Jean-Claude, vous ne trouvez pas que Robinson, il est un peu seul. » Et quand Jean-Claude lui objectait qu’une de ses suggestions n’était pas cartésienne, lançait tout de go : « Cartès ? Qui connaît Cartès aujourd’hui ? » Il trace un portrait haut en couleur de Serge Silberman, producteur de tous les Buñuel postérieurs au Journal d'une femme de chambre, qui vont de Belle de jour, du Charme discret de la bourgeoisie à la Voie lactée en passant par Tristana et le Fantôme de la Liberté. Toutes ses œuvres qui continuent un manifeste de Défense de la liberté. Claude Piéplu vient soudainement interrompre la narration en nous présentant un sous-officier : « le Sergent a un rêve très intéressant à vous raconter » et hop, on coupe sur le Rêve. L’entendre évoquer comment sont nés ces chefs d’oeuvre est un régal.
Avec sa disparition, nous allons devenir des orphelins du rire car rien de ce qui pouvait être drôle ne lui était étranger, de Tati à Etaix et Alphonse Allais. Et de l’imaginaire…
Bertrand Tavernier
Mots en scène
En juin 2015 à la SACD, Jean-Claude Carrière revenait en compagnie du journaliste Olivier Barrot sur son oeuvre théâtrale, le temps d'un numéro de Mots en scène. Un moment privilégié que nous vous proposons de (re)voir dans son intégralité.