Hommage à Pierre Rissient
Pour saluer la mémoire de Pierre Rissient, cinéaste mais aussi grand cinéphile amoureux des films des autres et de partout dans le monde, et donc immense découvreur de talents, nous publions la préface que Bertrand Tavernier avait écrite pour son livre de souvenirs "Mister Everywhere".Je vois mal ce qu’une préface peut ajouter à cette suite de souvenirs, de propos libres et percutants qu’on risque d’alourdir, de vulgariser. Michael Powell voulait qu’on inscrive sur sa tombe : profession Amateur. Hobby : cinéaste. Sur celle de Pierre Rissient, on pourrait écrire, Profession : découvreur. Terrain de jeux : le monde entier. Epoques : toutes. Et on omettrait beaucoup de choses. Il a aussi réalisé des films et notamment le passionnant et personnel Cinq et la peau. Vous allez rencontrer un drôle de zèbre, nettement plus grand que son époque, quelqu’un qui s’est battu contre tous les conformismes, toutes les idées reçues.
Quelqu’un qui est un de mes plus vieux amis, que je connais depuis 54 ou 55 ans. Et cette amitié, c’est de l’acier. Elle n’a jamais été entachée durant toutes ces années, par la moindre querelle, la moindre dispute. Aucune brouille, pas plus sur des questions d’argent que d’ego. Ici et là, des désaccords nuancés sur des films, des cinéastes mais rien de fondamental sauf sur sa négligence par rapport à sa santé et aux problèmes de retraite. Rien qui vienne assombrir nos rapports. Faire qu’on ne se parle plus pendant des semaines ou des mois. Montaigne : « Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent. En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et se confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel qu’elles s’effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Et pourtant j’ai vu Pierre se fâcher avec beaucoup de gens. J’ai été le témoin de nombreuses brouilles, le plus souvent pour des raisons artistiques (Pierre était exigeant et n’aimait pas qu’on capitule pour obtenir une vedette ou du succès) avec Joseph Losey (qui voulait Bardot pour jouer une vierge dans La Truite et Pierre jugeait que ce choix détruisait le film et le roman de Vailland), King Hu (qui s’était très mal comporté comme on le découvre dans le livre), Mike Leigh dont il jugeait la conduite écoeurante. J’ai assisté à quelques tentatives de réconciliations avortées comme quand Joseph Losey, voulant faire le premier pas, s’est approché de Pierre, chez La Mère Besson, après la projection houleuse de Maison de Poupée et lui mettant les mains sur l’épaule, lui demande: « Comment allez vous ? » Et Pierre, pris de court, a répliqué : « Mieux que la projection. » Plantage retentissant.
Il m’est arrivé parfois d’arrondir les angles, les colères de Pierre (parfois justifiées, me dit-il) rivalisaient en célébrité avec celles de Claude Sautet et nous étions tellement proches qu’il m’arriva qu’on m’en attribue certaines, notamment au festival de Telluride.
Comme toutes les grandes rencontres, je ne sais pas exactement où elle a eu lieu. Sans doute après une projection. Avait-elle lieu au Cercle du Mac Mahon qui venait de se créer. C’était un cénacle très fermé mais j’y étais admis ainsi que mes amis du Nickel Odéon. Nous avions d’ailleurs projeté dans notre ciné club, les deux courts métrages de Pierre, La Passe de trois et le pré-Rohmerien, Les Genoux d'Ariane. Ou après les séances consacrées par le Cercle du Mac Mahon aux Criminels ou à Hercule à la conquête de l’Atlantide.
Etait-ce à l’époque de la sortie de Temps sans pitié, œuvre qui m’avait bouleversé et sur laquelle j’écrivis deux articles, dans deux magazines différents (Cinéma XXX et Positif), ce qui était unique à l’époque. Toujours est-il que quand je quittai le service de presse de Rome Paris films, je reçus immédiatement un coup de téléphone de Pierre, me proposant qu’on s’’associe et qu’on travaille ensemble pour lancer uniquement des films qu’on aimait, qu’on avait envie de défendre. J’ai travaillé avec lui pendant plus d’une décennie : sur des films qu’on choisissait, sur ceux qu’il sortait comme distributeur avec Mahon distribution. Je me souviens des difficultés à faire venir les critiques sur les réalisations si aigües d’Ida Lupino, les films de femme n’étant pas à la mode. On se partageait parfois le boulot : par la force des choses, je m’occupais de tous les Losey après Eva (Accident, Le Messager, Secret Ceremony, Deux hommes en Fuite) et je ne pense pas que Joe était dupe, de L'Arrangement de Kazan, film et réalisateur qu’il détestait et des autres œuvres distribuées par la Warner, La Horde Sauvage, Les Hommes Contre.
Là encore, aucun nuage. On s’est une ou deux fois emmêlé les pédales, se retrouvant à Cannes avec un documentaire écrit par Walon Green où chacun pensait que c’était l’autre qui l’avait sélectionné, en étant très étonné de ce choix.
On n’a pratiquement jamais transigé avec nos principes. Je me suis défilé au moment de la sortie de Hitler de Stuart Heisler, cinéaste talentueux (j’ai appris longtemps après que le montage avait été charcuté) et je me souviens de deux films qu’on avait pris par amitié, par reconnaissance et où nous n’avons pas eu à faire le moindre effort. L’un a été reçu immédiatement de manière incroyablement chaleureuse et pour l’autre nous avons bénéficié d’un soutien de choix en la personne de Michel Cournot qui a fait le boulot à notre place.
J’ai revécu certains de ces moments dans ce livre. Et j’ai retrouvé intactes la force, l’acuité des idées, des opinions que Pierre me faisait partager. Sa passion pour certains écrivains (le cercle s’est élargi et il m’a fait découvrir, entre autres, Alfred Hayes), de Brecht à Roger Vailland. Pour ses cinéastes de chevet, de Lang à Boorman et Schatzberg.
Mais j’ai aussi connu le Pierre Rissient qui avait souvent dix, quinze ans d’avance sur les critiques du monde entier, qui refusait les mots d’ordre, les excommunications de principe. J’ai assisté à la manière dont la découverte de The Molly Maguires a bouleversé sa perception de Martin Ritt, cinéaste qu’il ne considérait pas avant cette projection. Et par la suite, il a défendu Conrack, Sounder. J’ai partagé son enthousiasme pour Coeur de lilas d’Anatole Litvak qui nous forcé à nous plonger dans l’œuvre passionnante de ce cinéaste, exclu par la critique française. Nous partageons tous les deux le même regret de ne l’avoir jamais rencontré.
Pierre, regardeur infatigable, curieux insatiable, n’était pas un spectateur passif. Il repérait la ligne de force d’une œuvre (qui n’avait parfois rien à voir avec son thème) et sa vision n’était jamais déconnectée du réel, de la vie secrète, intérieure d’un film. Il sentait dès les rushes un talent en train d’émerger, voyait dès le premier montage les plans, les dialogues qu’il fallait intervertir ou couper, comment aiguiser une scène, affuter le propos. Il ne se contentait pas de jugement esthétique mais intervenait, mettait ses mains dans le cambouis.
Et dans ses avis il n’y avait aucun cléricalisme doctrinaire, aucune soumission à la mode, à l’air du temps. Au contraire l’exigence qu’il a toujours manifestée provoque chez lui un juste écoeurement devant la capitulation de certains intellectuels et de nombre de politiques à la remorque des sondages.
J’ai connu le Pierre qui s’enthousiasmait pour tant de premiers films, qui essayait d’imposer Insiang de Lino Brocka à Cannes, qui parvenait à faire sortir Willie Boy en le montrant aux frères Siritzky, ces exploitants passionnés de cinéma (Polonsky ? Encore un breton, disait Samy). Avant de mourir, Jo Siritzky m’écrivait : « Le premier commandement pour moi c’est : "Donnez moi ce jour mon film quotidien." »
Ce livre est le miroir de la passion qui a toujours émané de Pierre. « La passion est la distraction du cœur a écrit Vladimir Jankélévitch ce à quoi Emile Zola répond : « la passion, c’est ce qui aide le mieux à vivre. »
Bertrand Tavernier
Les obsèques de Pierre Rissient seront célébrées le mardi 22 mai 2018 à 10h30 sous la coupole du Crématorium du Père-Lachaise - 71 rue des Rondeaux, 75020 Paris.