Télévision 03 mai 2018

Carlton Cuse : "Le showrunner est un décathlonien"

Le scénariste américain, connu entre autres pour son travail sur les séries Lost et Bates Motel, était l'invité d'une rencontre SACD destinée aux auteurs, organisée dans le cadre du Festival Séries Mania Lille.

 

A bientôt 60 ans, Carlton Cuse est une figure majeure de la télévision américaine. Son expérience fait de lui une figure respectée et, par extension, extrêmement occupée. Ce scénariste a tenu les rênes en tant que showrunner de nombreuses séries : Nash Bridges, Lost, Bates Motel, The Strain, Colony et pilote actuellement deux adaptations : Jack Ryan, d'après Tom Clancy et Locke & Key, d'après une bande dessinée de Joe Hill et Gabriel Rodriguez. Passé par les grandes chaînes nationales que sont les networks (ABC, CBS, Fox, NBC...), le câble et maintenant les services de streaming sur abonnement (Netflix et Amazon), Carlton Cuse est un témoin privilégié des évolutions du paysage audiovisuel US. Bref, pour les auteurs et étudiants en audiovisuel venus assister à la rencontre SACD qui lui était consacrée, une mine d'informations et de conseils sur le métier. 

Ecrire pour les networks, une expérience épuisante

Surtout associé à Lost, immense succès à l'époque de sa diffusion sur ABC, Carlton Cuse a bien connu l'époque aujourd'hui un peu révolue où les networks produisaient leurs séries à flux tendus à coups de saisons de 24 épisodes. Les grandes chaînes en sont revenues et privilégient désormais les saisons de 10 ou 13 épisodes. De ces années-là, il garde le souvenir d'un processus épuisant. "Produire 24 épisodes sur une année, c'est comme pousser une voiture à fond jusqu'à ce qu'elle lâche." En tout, 118 épisodes de Lost ont été diffusés en 6 ans. "Pour arriver à ce nombre d'épisodes sur Sherlock, il nous aurait fallu 240 ans !", plaisante-t-il en référence à la série anglaise de Steven Moffat dont par comparaison n'ont été produits que 13 épisodes en 8 ans. Sur les networks, la méthode de fabrication ne pouvait être qu'industrielle. Avec ce que cela suppose de sacrifices en termes de qualité. "Tu te trouves confonté à de telles contraintes de temps que certains épisodes sont fatalement moins bons, comme celui que nous avons fait sur le tatouage de Jack dans Lost. Il faut accepter qu'en travaillant sur un network, ta série comportera des épisodes réussis et des épisodes ratés." 

L'aventure Lost demeure pour lui un cas à part à plus d'un titre. Mis en chantier pour des raisons purement commerciales par un cadre dirigeant d'ABC qui souhaitait dupliquer en fiction la formule de l'émission de télé-réalité Survivor, ce drame fantastique sur une île déserte a connu un développement plus que chaotique. Son destin relève du miracle. Avec son pilote à 13 millions de dollars, montant extraordinaire à l'époque, Lost fut au départ considéré par son propre producteur JJ Abrams comme une mauvaise idée et, au sein de la chaîne, comme une colossale erreur. Damon Lindelof, que Cuse a lancé dans le métier du temps de Nash Bridges, est le showrunner de ce projet mal embarqué. Esseulé, Lindelof qui se demande comment il va se sortir de ce guêpier, appelle à l'aide son ancien mentor. Cuse se laisse convaincre de devenir co-showrunner, persuadé comme son jeune partenaire, que la série ne dépassera pas 12 épisodes car trop feuilletonnante, trop conceptuelle. Le succès planétaire sera pourtant au rendez-vous et sera même planétaire, réclamant des deux showrunners qu'ils continuent à alimenter cette épuisante machinerie des années durant. Avec tout de même une satisfaction : la victoire remportée auprès d'ABC pour planifier longtemps à l'avance la fin de la série. "A l'époque, aucun scénariste ne décidait en avance de la fin de sa série. Ca ne se faisait pas. Les séries restaient indéfiniment à l'antenne jusqu'à ce qu'un dirigeant décide de prononcer l'annulation. Lors de la saison 3 de Lost, nous avons dit à ABC qu'ils devaient nous garantir une date de fin pour la série et des saisons plus courtes, sinon Damon et moi partions." Accordé.

Savoir s'entourer et faire preuve de flexibilité

Travailler au rythme des saisons de network suppose une organisation sans faille. Pour le showrunner, cela signifie aussi procéder en permanence à des arbitrages. "Le showrunner est un décathlonien. Tu dois être capable de tout faire mais tu n'a pas besoin d'être le meilleur dans tout. Il faut savoir déléguer. C'est pour ça que j'ai toujours au moins un co-producteur exécutif sur chacune de mes séries. Et que je me laisse toujours une semaine de marge dans mon planning pour les inévitables crises qui écloront. C'est très facile de se retrouver noyé sous les choix de production à propos des voitures ou des costumes par exemple. Tu ne dois jamais oublier que ton principal  talent en tant que scénarsite, c'est l'écriture. Et que ce qui importe par-dessus tout, c'est le texte." Pour ce faire, là aussi il convient de bien s'entourer. Carlton Cuse recrute en général de 6 à 10 collaborateurs pour sa salle d'écriture. Pour recruter de nouveaux auteurs, les showrunners doivent en principe  se baser sur un scénario d'épisode de la série en cours proposé par le candidat et sur un scénario original. Carlton Cuse dit faire primer la qualité du script original. "Il faut qu'une émotion passe."  Il se félicite de l'ouverture à plus de diversité en train de se produire à Hollywood dans les salles d'écriture : "Au début de ma carrière, on y voyait peu de femmes. Aujourd'hui la moitié de mes scénariste sur Jack Ryan et Locke & Key sont des femmes." 

Travailler en bonne intelligence avec les réalisateurs est aussi important. Carlton Cuse précise que leur liberté est très relative sur les séries telles qu'elles se fabriquent aux Etats-Unis, le contrôle créatif étant tout entier dévolu au showrunner. Néanmoins, s'assurer que les réalisateurs comprennent bien la philosophie de la série sur laquelle ils viennent tourner un ou plusieurs épisodes est important. "J'ai une réunion de 3 heures avec chacun d'eux au départ pour voir ensemble le ton du projet et leur présenter la série quand ils ne la connaissent pas. Nous voyons ensemble chaque scène, discutons de pourquoi elle est dans le script et en établissons les intentions. Si le réalisateur a besoin de faire des coupes parce qu'il a ramené trop de matériau, je suis toujours disposé à en discuter. Moins, sur tout ce qui impacte la narration. Après, en accord avec les règles de la DGA [NDR : la Directors' Guild of America, la guilde des réalisateurs], le réalisateur a 4 jours pour rendre son montage." Le showrunner prend ensuite le relais puisque c'est lui qui rend le montage final. Les choses, précise Carlton Cuse, sont néanmoins un tout petit peu différentes sur le pilote. Le premier épisode de la série est décisif. Il pose le ton de la série et son réalisateur se voit garantir davantage de liberté artistique et de contrôle créatif. "Sur le pilote de Jack Ryan, j'ai eu une collboration très respectueuse avec Morten Tyldum. Nous travaillons ensemble : je suis présent sur le plateau et aide à définir le ton et la forme de la série. Le réalisateur participe lui au montage final." Showrunner et réalisateur du pilote collaborent aussi sur le choix de la distribution et tracent ensemble les grandes lignes de la direction d''acteurs. 

Carlton Cuse souligne, à ce propos, combien il a appris au cours de sa carrière à travailler avec les comédiens. "Au début, je minimisais l'importance du jeu, en accordant la toute-puissance au texte. J'ai compris que les bons acteurs, ça change tout. Avec le casting de Lost, nous avons eu la chance de pouvoir placer dans la bouche des personnages des inventions aussi incroyables qu'un monstre de fumée, qui auraient pu être ridicules évoquées par d'autres. Travailler avec des gens comme Michael Emerson, qui ne devait jouer que quelques épisodes dans le rôle de Ben et dont nous sommes tellement tombés amoureux que nous avons réécrit l'histoire pour intégrer son personnage, cela t'enseigne que les séries sont un processus collaboratif et qu'il faut être plus relax et se laisser aussi parfois porter par les gens avec qui tu travailles."   

Les spécificités des services de streaming par abonnement 

Très disert sur sa prochaine série qui sera lancée en août sur le service de vidéo Amazon, Jack Ryan, Carlton Cuse est revenu sur les conditions de mise en chantier de la série et sur les spécificités de travailler pour un service de vidéo à la demande par abonnement. Carlton Cuse s'est retrouvé à travailler sur la franchise Tom Clancy quand Paramount a décidé qu'après l'échec en salles du dernier film, The Ryan Initiative, il était temps de décliner les aventures du célèbre agent de la CIA sur le petit écran. Carlton Cuse et son équipe développent alors pendant un an leur vision du personnage et démarchent 6 diffuseurs, networks, chaînes du câble et services de streaming confondus. "Nous leur avons pitché ce qui selon nous explique le succès de la franchise, l'approche novatrice que nous en proposions, un traitement détaillé de notre pilote, de nos personnages et le concept suivant : chaque saison équivaudrait à un livre, seuls quelques personnages de la première seraient présents dans la deuxième. Amazon a fait la meilleure offre."   

Carlton Cuse et ses scénaristes livrent 3 scripts avant de recevoir le feu vert d'Amazon pour une saison complète. Le showrunner se félicite du confort offert ensuite par Amazon pour développer le reste des épisodes. "Sur les networks, on écrit, on tourne et on monte en parallèle. Sur Jack Ryan, nous avons eu 6 mois pour terminer l'écriture de toute la saison puis nous l'avons alors tournée d'une traite pendant 6 mois comme un long film de huit heures réalisé par plusieurs metteurs en scène et sur plusieurs pays, en utilisant le crossboarding." Le temps, luxe ultime offert par les services de vidéo par abonnement, et secret possible de l'attrait qu'ils exercent actuellement sur les showrunners ?