Hommage à Armand Gatti
Le comédien et metteur en scène Pierre Santini salue la mémoire du dramaturge Armand Gatti, disparu le 6 avril.
Septembre 59, dans le grand espace rectangulaire et peu poétique de la salle Récamier à Paris, une troupe pour le moins hétérogène (Jean-Marie Amato, Jean Negroni, Palau, Yves Brainville, le chansonnier Paul Colline, Edmond Beauchamp, Annie Monnier, Jeanne Perez, Simone Rieutor, Anne-Marie Bacquié et moi-même) répète, sous la direction de Jean Vilar, Le Crapaud-buffle d’Armand Gatti, première création de ce qui va devenir, le 23 octobre, date de la répétition Générale, le TNP Récamier.
Au fond de la salle, un grand escogriffe tapi au dernier rang des fauteuils d’orchestre, silencieux, attentif, immobile, semble attendre un signal pour jaillir de son repaire.
A un moment particulièrement "noué" du travail, Vilar se tourne vers le fond de la salle: "Armand, je ne comprends rien à ta pièce !"
Et là…. Deux mains gigantesques et magnifiques surgissent au-dessus du personnage mystérieux qui nous observe depuis plusieurs heures : le grand diable se dresse et les mains se mettent soudain à parler passionnément, longuement, musicalement, elles semblent diriger l’orchestre d’une pensée éblouissante, vibrante, rebelle, non conformiste, "exotique", rageuse et claire, à la fois mêlée de rébellion et de colère, de tendresse et de générosité.
Ma découverte de l’homme Gatti date de ce moment d’exception où j’ai soudain la sensation, peut-être pour la première fois, de participer à la création d’une œuvre théâtrale totalement inscrite dans son époque, ses interrogations et ses révoltes.
La pièce sera très mal accueillie par la presse mais très favorablement par le public et le soir de la Générale, il m’offrira son livre Sibérie Zéro Plus l’infini avec cette dédicace : "En souvenir de notre révolution d’octobre."
Privilège, chance, destin ? Je jouerai quatre pièces de Gatti. Après Le Crapaud-buffle viendront successivement La vie imaginaire de l’éboueur Auguste G., Chant public devant deux chaises électriques et Un Homme seul (mai 1966), les deux dernières pièces mises en scène par l’auteur.
Le combat-Gatti, la force-Gatti, la vibration-Gatti, l’imaginaire-Gatti, l’universalité-Gatti, je les ai vécus à son contact pendant sept ans ; ils m’ont poursuivi toute ma vie.
Sur la base du monde réel qu’il avait fouillé dans tous ses recoins avec l’acuité du grand journaliste qu’il avait été, Gatti savait nous projeter dans les perspectives d’un monde rêvé, un monde meilleur où "l’homme ne serait (peut-être) plus un loup pour l’homme", où le dialogue nécessaire des frères humains contiendrait l’essence des "selmaires", invention néologique gattienne, où l’on peut enfin parler ensemble au-delà du temps, de l’espace et même des trajets (comme dans La Passion du général Franco) sur la même aire de jeu, la scène théâtrale.
La vie de Gatti, les vies de Gatti ont été multiples, variées, touche-à-tout ce qui méritait à ses yeux d’être touché : difficile à suivre parfois, toujours là où on ne l’attendait pas (un aventurier de la culture et de la vie), mais toujours là où on l’attendait (fidèle à lui-même et aux autres), Gatti nous manquera, oui, mais il sera toujours avec nous à travers son œuvre incroyablement riche et toujours surprenante, pour nous ramener sans cesse aux valeurs d’une société des hommes à l’écoute du bonheur.
Peut-être suffit-il de ne pas quitter ses mains du regard.
Pierre Santini
Le 15 avril 2017