Les chefs d’orchestre
Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff étaient les invités de Mots en scène à la SACD le 22 mars dernier.
"Le texte ne rend compte que d’une partie des choses, j’en suis convaincu. C’est une manière de faire du théâtre, mais il y en a plein d’autres, contrairement à ce que l’on enseigne souvent au Conservatoire." Jérôme Deschamps sait de quoi il parle. Macha Makeïeff et lui ont toujours revendiqué dans leurs spectacles communs, des Deschiens à C’est Magnifique en passant par Les Petits Pas ou Lapin chasseur, un théâtre différent, exaltant la mise en scène, le rythme, la musicalité et les acteurs.
Regards déterminants
Invités du journaliste Olivier Barrot à la Maison des Auteurs de la SACD dans le cadre du rendez-vous Mots en scène dédié à l’écriture dramatique, les deux partenaires s’en sont longuement expliqué. En revenant d’abord sur quelques-unes de leurs influences majeures. Pour lui, son oncle, Hubert Deschamps et l'ami de ce dernier, Christian Lude ("des poètes plus que des acteurs"). Pour elle, les gens un peu brisés croisés dans son enfance et ses grands-parents. Et pour tous deux, Jacques Tati, pour sa façon "d’en raconter plus en en montrant moins" et bien sûr Antoine Vitez, la rencontre la plus importante de leur carrière. "Je pense souvent au fait qu’Antoine nous ait regardé, a confié Macha Makeïeff. Son regard sur ce qu’on faisait a été déterminant. La vie d’artiste est semée de ces regards. Il en suffit de quatre ou cinq dans une vie." "Nous partagions l’idée qu’au théâtre, on peut tout faire : même Shakespeare avec trois chaises", a ajouté Jérôme Deschamps.
Matériaux bruts
Trois chaises et aussi quelques acteurs. En la matière, on ne peut pas dire que Deschamps et Makeïeff aient jamais fait comme tout le monde pour monter une troupe. Repérés dans des ateliers très ouverts, où quiconque pouvait se présenter, sans CV, leurs comédiens se sont toujours distingués par leur caractère "poétique et atypique", comme le définit Macha Makeïeff.
Jérôme Deschamps se souvient de la première audition de Yolande Moreau : "Elle a traversé le plateau sans rien dire. On aurait dit qu’elle venait de faire 40 kilomètres sous la pluie et qu’elle avait été abandonnée par tous les hommes de sa vie. C’était très fort, j’en étais bouleversé." A la charge des deux auteurs de tirer le meilleur de ces matériaux bruts : "Yolande Moreau est une fleur japonaise, composée de choses furtives qui se développent de manière magnifique, renchérit Macha Makeïeff. François Morel est davantage dans l’hyperproposition, il la fantaisie très prolixe et il fallait le canaliser pour trouver ce qui était douloureux chez lui."
L’autrice insiste sur la nécessité en tous les cas de ne pas brutaliser les comédiens. "L’humeur comique est tellement fragile… Il faut beaucoup de délicatesse et de bienveillance." Leur performance doit rendre compte de qui ils sont mais pas tout à fait non plus : "Je leur demande de travailler sur le presque soi, avec juste un léger décalage, l'interstice par lequel laisser entrer la fiction." Pour caler la distribution d'un spectacle, tout est ensuite affaire d'équilibre et de dosage entre les personnalités, les virtuosités, les physiques, les voix...
Une partition précise
Une fois ces instruments accordés, reste à leur faire jouer la partition. En la respectant à la respiration près. L’improvisation a peu de place dans les spectacles de Deschamps et Makeïeff, qui varient assez peu, en contenu et en durée, d’un soir sur l’autre. "Ce sont des suites de rendez-vous très précis, détaille Macha Makeïeff. Trois secondes de trop et tout tournerait à la vulgarité." Depuis les loges, dit-elle, les deux auteurs savent rien qu’à l’oreille si une représentation se déroule sans accroc, leur travail sur des opéras leur ayant à tous deux beaucoup appris en la matière.
Les idées qui fusent en toute liberté, c'est dans le premier temps de l'écriture que Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff s'y soumettent. Dans cette première phase de la naissance d'un spectacle que l'autrice nomme "nef des fous", tous deux sélectionnent des moments qu'ils vont dans un second temps assembler. "Nous avons ces bouts de papier étalés sur la table de la salle à manger et nous essayons toutes les combinaisons possibles jusqu'à ce que nous trouvions. C'est comme du montage au cinéma." Ensuite, en général, dit son complice, "le spectacle prend d'un coup le pouvoir et comme un navire, se met à voguer tout seul". A la barre de leur compagnie tout simplement nommée "Deschamps & Makeïeff", les deux auteurs ont ainsi envoyé en mer une vingtaine de spectacles. Plus que des capitaines, des amiraux.
Photos : © LN Photographers/SACD