Radu Mihaileanu : « Il est temps que la Commission règle une fois pour toutes la question de l'injustice fiscale européenne »
Le cinéaste participait le 15 mai dernier au colloque sur le financement de la création organisé par le ministère de la Culture. Il a lu le texte suivant :
Colloque "Financement de la création : qu'attendre du numérique ?"
Cannes - dimanche 15 mai 2016
La pensée universelle, passée, présente et future est notre bien commun à tous. Elle bâtit ce que nous sommes, ce que nous serons, elle est notre moyen le plus précieux pour construire au regard de l’histoire une civilisation.
La pensée universelle, dans sa plus étendue diversité construit la démocratie, la paix, le vivre-ensemble, la joie, la fantastique aventure de la connaissance de l’autre et de soi.
Ce bien commun, nous en sommes tous responsables vis-à-vis de nos semblables, vis-à-vis de nos enfants.
Aujourd’hui, la plus grande partie de la pensée moderne est produite et diffusée sur internet. Et elle le sera de plus en plus. Internet est une révolution, un énorme progrès, un outil exceptionnel qui peut nous aider à accéder, d’une manière très démocratique et égalitaire à la pensée universelle dans toute sa complexité. C’est aussi un instrument essentiel, volontaire et involontaire de l’éducation de la jeunesse. Mais comme tout outil, à ses débuts, internet est revêche et veut s’affranchir de sa condition d’outil et devenir le Maître. Il nous dit être libre, mais il creuse aussi des tensions. C’est notre rôle de développer toutes ses formidables qualités, tout en protégeant l’enfance, en luttant contre la violence, le racisme, la haine, l’injustice fiscale, le déséquilibre du partage des ressources, contre toute forme d’extrémisme et d’apologie du terrorisme, contre l’appauvrissement du champ de la réflexion.
La civilisation humaine est une civilisation de la question. Lorsque les Hébreux se sont libérés de l’esclavage en traversant la mer, ils ont vécu 40 ans dans le désert et ont survécu en se nourrissant chaque matin de la manne qui tombait du ciel. Manne se dit en hébreu : « matza ». « Matza » veut dire « pourquoi ». Durant 40 ans pour nous affranchir de l’esclavage, nous nous sommes nourris de « pourquoi », de questions. Nous constatons qu’aujourd’hui nous glissons, sans nous en rendre compte, vers une civilisation de la réponse, du « clic », de la réponse immédiate, sommes-nous en train de retourner en esclavage ? Nous passons d’une pensée basée sur l’interrogation et la proposition à une pensée de l’affirmation, de la confirmation, de la reproduction de ce qui a déjà été pensé.
Nous risquons ainsi de nous convertir à un monde du « certain » et de l’ennui. Du déjà vu et connu. Où la connaissance ne serait plus un voyage, une aventure, elle deviendrait un surplace rassurant. Nous le faisons d’une manière inconsciente à l’heure où nous critiquons la radicalisation et affirmation religieuse.
La question est le mouvement, la liberté, la réponse est l’eau stagnante, la vase au fond du cerveau.
Les idées simplistes se mettent à dominer un monde de plus en plus complexe. Le simplisme, n’ayant que de pauvres réponses à sa disposition, ne peut qu’entrer en conflit avec la complexité, avec ce territoire bien plus vaste, hétérogène et différent. Le simplisme se sentant à l’étroit fait surgir alors la violence, la barbarie.
J’en arrive enfin à notre débat, mais vous l’aurez compris : la question est aujourd’hui comment créer avec cet outil formidable un nouveau modèle culturel et audiovisuel (car il s’agit toujours de l’écrit, des images et des sons) avec des nouveaux acteurs qui produisent et diffusent la pensée universelle ?
Comment ne pas être esclaves des algorithmes, qui risquent de prendre une grande part dans la décision de ce qui doit être produit et diffusé et à quelle échelle ? Comment ne pas rétrécir le spectre de la capacité de pensée de l’Humanité ? Comment ne pas reproduire à l’infini ce qui a marché, ce que le spectateur désire et aime, mais le faire avancer, lui proposant l’avenir, le contre-courant, une partie inconnue de lui-même et du monde ? Comment ne pas être esclaves du marché et des actionnaires (rappelons chaque jour aux actionnaires qu’ils sont comme nous, citoyens et qu’ils ont aussi des enfants), sans pour autant créer des économies soviétisantes ? Donc : comment rester indépendants ?
Les solutions existent, nous ne sommes plus les naïfs de la première heure où l’on nous disait qu’internet tombait du ciel et que personne ne pouvait l’arrêter. Internet arrive à travers des routeurs nationaux, cible, grâce aux data, chaque individu, référence en fonction d’intérêts économiques, se régule déjà lui-même comme bon lui semble, la liberté telle qu’on nous l’a présentée au début est loin d’être réelle. Internet n’est pas un gros tuyau de tout à l’égout où l’on ne peut pas distinguer chaque élément et le traiter en fonction de sa spécificité. Chaque diffuseur sait ce qu’il diffuse, ce qu’il interdit de diffuser par des conditions générales, sait quand il le diffuse, pour qui il le diffuse ou lorsqu’il héberge une œuvre. Et sait encaisser les moindres recettes directes ou indirectes de ces diffusions ou hébergements. Entendons-nous, ce n’est plus l’ère de la télévision, diffuser ce n’est plus uniquement éditorialiser ou programmer, c’est mettre à disposition sous quelque forme que ce soit présente ou à venir. Si moi j’exploite d’une manière clandestine Facebook ou Google personnellement, en donnant accès à d’autres contre recette que j’encaisse seul, je suis en contravention face à la loi ? (silence)
Il y a des pays dictatoriaux qui coupent ou filtrent internet en imposant une solution drastique au non-respect de leurs règles extrêmes. Nous ne voulons pas ça. Mais nous voulons un accord : en échange d’un accès au marché français, au marché européen, au marché de chaque petite maison dans le monde, le respect profond de ce que nous sommes dans notre diversité, le soutien à notre expression et la diffusion équitable de notre différence. Ainsi, ensemble, nous défendrons notre bien commun ! L’Europe a toujours défendu et soutenu toutes les cultures venues de tous les continents, n’en a jamais empêché aucune de rencontrer sur son territoire un public très large et passionné. Mais nous ne souhaitons pas perdre nos identités et langues européennes au détriment d’une culture dominante. Sachant que nos cultures européennes ont aussi souvent irrigué les cultures des autres continents. Exemple : l’influence de la Nouvelle Vague sur le cinéma américain. Cinéma américain qui nous a aussi énormément influencé, car nous avons jusqu’à présent cohabité d’une manière très fructueuse pour les deux parties. Grâce à l’exception culturelle. Exception soutenue par de grands cinéastes américains.
Aujourd’hui, si nous souhaitons atteindre la maturité de la globalisation – je préfère l’appeler l’Universalisme – la question n’est pas uniquement celle de comment s’introduire chez chacun, dans le monde entier, ni de comment commercialiser sa particularité par l’accumulation des data, mais celle de savoir comment s’enrichir de la diversité de la pensée de chacun, le laissant s’exprimer – cela passe par l’économique – et en l’aidant à nous atteindre, tous, autant que nous sommes à travers le monde – je parle de la diffusion équitable.
Et si nous parlons d’équité, il est temps que la Commission européenne règle une fois pour toutes la question de l’injustice fiscale européenne. Nous ne pouvons plus accepter à l’heure où nous dénonçons les Panama papers de permettre légalement l’existence de paradis fiscaux en Europe, de territoires qui facilitent légalement l’évasion fiscale depuis l’Europe. Je parle du Luxembourg, de l’Irlande, de la Hollande. Il n’est pas juste, surtout en temps de crise, de fort chômage, d’endettement des Etats (qui se traduit par des baisses de revenus des hôpitaux, des écoles) que le citoyen, les PME et des Etats paient et respectent une loi et que d’autres paient très peu tout en respectant une autre loi. Il n’est pas juste que ce « marché commun » soit cher pour les uns et bon marché pour les autres. Et que ce soit nous-mêmes qui avons décidé qu’il sera surtout moins cher pour les riches, de préférence d’autres continents. Le monde a changé, la fiscalité doit changer. Et cela est simple : une même loi pour tous, et en échange d’un marché un impôt sur le lieu même de la recette, dans le pays de destination. Cela se traduira en emplois et surtout en équité, en solidarité européenne.
Trouvons des règles, du donnant-donnant pour continuer à jouir des mannes qui peuvent nous tomber du ciel de chaque coin de la planète, de chaque être humain aussi différent soit-il. Les règles ne sont pas la dictature, sont des ententes. La dictature, c’est la bêtise. Qui nous détruira !
Radu MIHAILEANU