Hommage à Alexandre Astruc
Le cinéaste et critique Jean Douchet salue la mémoire d'Alexandre Astruc, précurseur de la Nouvelle Vague disparu le 19 mai dernier.
Certes, on s'attendait à la disparition d'Alexandre. Mais si, comme à l'hommage récent qui lui fut consacré, on constatait les difficultés corporelles dues à l'âge, la vivacité de l'intelligence et l'acuité de la pensée étaient restées intactes. Indiscutablement, Astruc a gardé jusqu'au terme fatal, sa jeunesse d'esprit.
Cette jeunesse fut brillante. A peine sorti de la guerre, à vingt trois ans, Alexandre publie un roman, car sa passion pour la littérature et l'influence qu'elle a toujours exercée sur lui ne s'est jamais démentie. Pourtant comme pour une partie de la jeunesse de cette période, l'arrivée du cinéma américain dont elle fut privée durant les quatre ans de l'occupation, changeait la donne.
Pour Astruc , le choc vint de Citizen Kane. Il voua toute sa vie une inébranlable admiration pour le génie d'Orson Welles et constamment s'en réclamât. On peut même dire qu'elle a jouée un rôle clé dans le destin de sa carrière.
Dès 1946, Alexandre s'initie à la cinéphilie, fréquente les ciné-clubs qui fleurissent un peu partout et surtout le lieu idéal pour apprendre à connaitre et réfléchir sur le cinéma, la Cinémathèque française d'Henri Langlois. Il va écrire dans l'éphémère Revue du Cinéma qui disparait en 48 et la même année, publie dans l'hebdomadaire L'Ecran Français un article qui va le rendre célèbre et surtout secouer le monde intellectuel qui ne prêtait jusqu'alors qu'un regard "bienveillant" sur ce qu'on appelait avec une sympathique condescendance : le septième art. Car à cette époque Astruc fréquentait le très vivant et nocturne St Germain des Près et entre autres mais évidemment, J.P.Sartre. Cet article s'intitule « La Caméra stylo ».
Ainsi, tout en étant adopté par l’intelligentsia, Astruc continue à se passionner pour le cinéma. Il rejoint Grémillon, Bresson, Cocteau, Becker, Clément au ciné-club Objectif 49 fondé par une équipe de jeunes (Doniol-Valcroze, Pierre Kast, Maurice Schérer – futur Eric Rohmer- et quelques autres) autour d’André Bazin et Roger Leenhardt. Il participe, évidemment, cette année là, au « festival du film maudit » à Biarritz. Cet événement majeur a été conçu par Objectif 49 comme une sorte de manifeste en vue d’un cinéma nouveau. Pour des raisons financières, la jeune génération cinéphilique des vingt ans et moins ne participe pas à cette cérémonie à l’exception de François Truffaut (dix-sept ans à l’époque), chapeauté par son protecteur André Bazin.
Mais, elle aussi, bout d’envie de s’exprimer. Or, sans mensuel ni même d’hebdomadaire (L’Ecran Français, en 1950 s’est « communisé ») un ciné-club prestigieux qui lui aussi connaît des difficultés financières et va s’éteindre cette année là ne fait pas l’affaire. Rohmer va donc sortir un journal minimal, La gazette du Cinéma, qui n’aura que cinq numéros de quatre à six pages, mais dans lequel débutent Rivette et Godard. Truffaut est absent pour cause de désertion militaire et Chabrol n’est pas encore arrivé.
En 1951, Bazin et Doniol-Valcroze trouvent enfin le moyen de fonder la nouvelle revue qui manquait si cruellement. En avril, sort le premier numéro des Cahiers du Cinéma. Evidemment, Astruc est là dès les deux premiers numéros. Rohmer entre dès le n°4. A peine deux ans plus tard, la nouvelle génération occupe le terrain et va mener sa bataille jusqu’à l’avènement de la Nouvelle Vague en 58-59. Toutefois le rapport entre les deux équipes restera excellent même si parfois des options différentes les séparent.
Mais les « jeunes turcs » restent fidèlement admiratifs d’Astruc. Toujours pour « la Caméra stylo » bien sûr. Mais aussi pour l’article d’une quinzaine de lignes qui préface le numéro 39 entièrement dédié et consacré à Hitchcock, cinéaste à l’époque assez méprisé par la critique. En quelques lignes, il déshabille le cinéaste du costume de faiseur habile qui fait briller les éléments du récit, pour le revêtir de l’habit d’auteur par le moyen de l’écriture. Par là, Astruc ouvrait une ligne déterminante de la pensée des Cahiers : la politique des auteurs.
Il fascinait aussi la jeune garde par la manière dont il réalisa son premier film, Le Rideau Cramoisi, en 1953. Car, Astruc fabrique un film de fiction sans se soumettre aux règles professionnelles qui gèrent légalement la profession de cinéaste. Entre autres passer par l’assistanat ou le court-métrage documentaire comme Resnais, Kast, Chris Marker, etc.. Cette révolte justifiera la création des nombreux courts-métrages de fiction de nos jeunes gens à partir de 55 jusqu’à leur passage aux longs métrages en 58-59. En ce sens, Astruc peut-être considéré comme un précurseur de la Nouvelle Vague.
Ce rapport d’admiration et de compréhension entre la jeune équipe et Astruc (ne pas oublier qu’ils n’ont que de six à dix ans de différence d’âge) se manifestera jusqu’au départ des jeunes gens des Cahiers en 58 (Chabrol, Truffaut, Rivette) et 59 (Rohmer, Godard). Il suffit de lire la critique d’Une Vie en 58 par J.L. Godard pour constater l’influence qu’Astruc a exercé sur eux. Après I960, il apparût vite que son imaginaire était en décalage avec la vision du monde que projetait la nouvelle génération. Cette dernière, tant dans le regard que dans l’écriture, rejetait le romantisme passionné qu’Astruc dissimulait sous la perfection d’un rigoureux classicisme. Elle promouvait le contraire : une acceptation, certes critique en esprit, mais conforme en pratique à ce qu’apportait la société de consommation.
Ce détachement fut lent et prit un certain temps. La Proie pour l’ombre (1961) et L’Education sentimentale (1962) reçoivent toujours un accueil enthousiaste de la part des Cahiers alors que la critique traditionnelle se sert des œuvres d’Astruc pour attaquer la Nouvelle Vague alors qu’en aucun cas, elles n’en étaient une illustration. Cette évidence fut manifeste en 1963. Barbet Schroeder a l’idée de produire un film à sketch, qui sans l’avouer ouvertement, se voudrait une sorte de manifeste de la Nouvelle Vague. Il fallait accepter les conditions de tournage les plus élémentaires (caméra 16 mm, équipe réduite à 3 personnes – réal., image, son -, décor naturel, acteurs non professionnels, fiction traitée en reportage réaliste) pour que chaque sketch exprime la vérité d’un quartier de Paris spécifique. Ce sera Paris vu par… Godard, Chabrol, Rohmer, Rouch, Pollet acceptent immédiatement. Astruc, auquel Schroeder a demandé en priorité la participation, refuse catégoriquement. Ces conditions lui sont inacceptables. Elles sont contraires à sa conception du cinéma. Il n’y eut aucune dispute entre les deux parties. Juste un simple constat d’inadéquation entre elles.
Mais Astruc devient un solitaire. Sa carrière rencontre de plus en plus de difficultés. La profession peu à peu l’ignore. Ce sera la télévision qui lui permet de réaliser deux moyens métrages, Le Puits et le Pendule (1963) et Evariste Gallois (1964), deux chefs d’œuvre. Il ne tournera plus, dès lors, que deux longs métrages : La Longue marche (1966) et Flammes sur l’Adriatique (1968). A partir de cette date, Astruc est contraint de quitter le cinéma. Il se réfugiera dans la littérature et le journalisme.
Une œuvre importante a été assassinée. Après un long silence cinématographique de près de cinquante ans, Alexandre Astruc vient de disparaître.
Jean Douchet