Hommage à Maurice Failevic
Jacques Fansten, président de la SACD, salue la mémoire du réalisateur et scénariste, disparu le 27 décembre dernier.
En 2005, nous lui avions décerné le Grand Prix de la SACD, le plus beau que des auteurs puissent offrir à l'un des leurs.
Maurice Failevic, lui, venait de nous offrir sa dernière fiction, bouleversante, Jusqu'au bout.
Même si sa modestie et sa discrétion ont fait qu'il est resté insuffisamment connu du grand public, nous savons qu'il était l'un des plus grands créateurs de notre télévision, l'un de ceux qui nous auront fait voir la vie autrement.
Son œuvre, dont il faudra redécouvrir combien elle a scruté douloureusement, ironiquement, avec une acuité incroyable, les dérives de notre temps, est restée toujours, comme celle d'un Ken Loach, d'un John Ford ou d'un Frank Capra, d'une vérité et d'une humanité confondantes.
Il avait commencé par le documentaire, notamment en réalisant deux des joyaux de l'émission d'Eliane Victor, Les Femmes aussi. Régulièrement, il y revenait, y trouvant sans doute ce qui lui a permis d'élaborer et d'affirmer un style et un mode de récit si personnels.
Il en a gardé cette attention respectueuse pour ceux qu'il filmait, ce souci d'exactitude et ce désir de comprendre.
Paradoxe : alors que, depuis 1953, il était militant communiste et l'est resté jusqu'à la fin, il ne cherchait jamais dans ses films à dire "sa" vérité, il ne faisait que scruter et questionner, comme si, au fond, sa croyance en "un monde meilleur" reposait d'abord sur sa confiance dans la diversité et la conscience de ses spectateurs. Au cœur des débats de société, des conflits sociaux ou de l'Histoire, il ne faisait que mettre en évidence des absurdités, des contradictions, les impasses d'un ordre fourvoyé.
Comme personne, il a filmé la dignité des humbles, ouvriers, paysans, chômeurs, laissés pour compte, sans jamais être démonstratif ou condescendant. Avec cette générosité chaleureuse qui parcourt son œuvre, il donnait une place sur nos écrans à ceux qui en sont si souvent absents.
Dès son premier film de fiction, De la belle ouvrage, il observait le désarroi, puis le désespoir et la révolte d'un ouvrier à qui un "progrès" technique interdisait dorénavant toute initiative, lui ôtant l'amour de son travail, donc sa fierté et bientôt son identité.
D'un film à l'autre, Maurice Failevic ne cherchait qu'à comprendre, à alerter, jamais à juger.
Et ce, jusqu'à ce dernier film, Jusqu'au bout, inspiré d'un conflit social dans une usine classée "Seveso", où, dans une confrontation terrible entre désespoir et responsabilité, il observait des ouvriers sacrifiés tentés par l'irréparable. La crédibilité, la profondeur, le respect du point de vue de chacun, le trouble et la complexité y étaient incroyables.
C'était bien là la force de Maurice : pousser la justesse à l'extrême, obtenir de ses acteurs une telle vérité qu'aucun manichéisme ne pouvait plus s'y glisser.
Toujours chercher un point de vue inédit et éclairant.
Ainsi quand il a voulu évoquer la Révolution Française, il situa son film 1788 un an avant, dans un village de Touraine, au milieu des paysans, pour vivre avec eux les injustices contre lesquelles ils allaient se révolter, leurs illusions et, bientôt, leurs désillusions.
Il avait besoin de ses complices fidèles. A l'écriture, Jean-Claude Carrière, souvent, Jean-Louis Comolli, ou encore Jean-Dominique de la Rochefoucault. A l'image, Charlie Gaeta et Georges Orset. Et à la musique, toujours Michel Portal…
Avec eux, il choisissait de nous raconter des fables, un mensonge partagé, un abus de pouvoir, un choc, une provocation, qu'il traitait ensuite avec la force de son réalisme, rigoureux et implacable, mais toujours respectueux, pour nous entrainer à regarder avec lui les dérapages de notre époque.
Il regrettait que cette télévision, qu'il avait tant servie et aimée, soit devenue si frileuse, avec le sentiment que les films qu'il avait pu y faire ne trouveraient plus leur place.
Il racontait la mésaventure de l'un de ses films les plus étonnants, Bonne chance Monsieur Pic. Ce film racontait le drame drolatique et cruel d'un chômeur devenu cobaye entre les mains de "managers" modernes qui affirmaient que, s'il n'avait pas d'emploi, c'est parce qu'il était un "loser", et qui prétendaient, en l'entrainant dans une sorte de stage, faire de lui un "battant".
Un programmateur avait repoussé ce film, jugé trop "anxiogène", aux oubliettes. Pourtant quand, quelque deux ans plus tard, il avait fini par le passer, en le condamnant à un bide annoncé au milieu du mois d'août, il avait connu un très beau succès. Mais quand Maurice et quelques autres s'en étaient réjouis, en se félicitant d'avoir démontré que l'ambition et l'audace pouvaient payer… le même programmateur avait rétorqué : "ça ne prouve rien, ce n'est pas normal".
Eh oui, c'était ça l'œuvre de Maurice, pas "normale". Face aux vies broyées, face à une modernité déshumanisée, son propos était de résister, non pas en dénonçant mais en posant sur ce qui le révoltait le regard aigu et fraternel d'un humaniste.
Il nous a laissé des films inoubliables. Pour beaucoup d'entre nous, c'était un maître.
Jacques Fansten