Audiovisuel 20 juin 2014

Le groupe Canal Plus fait sa révolution avec Internet

Le 11 juin dernier, Rodolphe Belmer, directeur général du groupe Canal Plus, est venu pour la troisième fois rencontrer les auteurs de la SACD. Entre la renégociation des accords qui régissent cinéma et télévision, prévue pour la fin de l’année, et l’arrivée prochaine de Netflix, l’actualité est riche. Rodolphe Belmer, saison 3, c’est parti !

Quel est le gros événement d’actualité pour le groupe Canal Plus ? L’arrivée de Netflix en France, prévue pour la fin de l’année. Le groupe est peu disert sur le sujet malgré l’agitation politique qui accompagne la venue du leader mondial de service de vidéos à la demande. « Pour nous, cette nouvelle forme de divertissement audiovisuelle par abonnement ne représente pas une menace en soi  », assure le directeur général du groupe Canal Plus. Netflix est juste le révélateur d’un changement profond du paysage audiovisuel.

Canal Plus constate une transformation très importante du secteur des médias. Jusqu’à présent, les télévisions constituaient une activité essentiellement locale : les États avaient distribué quelques fréquences hertziennes à un petit nombre d’acteurs locaux comme Canal Plus.  Et cela dessinait un écosystème, « protégé et rentable », reconnaît Rodolphe Belmer. En contrepartie de ce système peu concurrentiel, les télévisions s’engageaient à financer des obligations très élevées envers le cinéma ou la fiction. A noter que Rodolphe Belmer évoque des obligations très élevées, et non pas « trop ». Or ce système est en train d’être battu en brèche.

YouTube capte de plus en plus l’argent de la publicité

Pourquoi ? D’abord parce que la consommation de télévision hertzienne est devenue mineure en France. Désormais, elle représente seulement 35% de l’accès à la télévision. L’ADSL, l’IP (Internet Protocol), le câble, le satellite sont entrés dans la danse. Pour les chaînes hertziennes, la concurrence est donc de moins en moins maîtrisée. Et la contrepartie de devoir remplir des obligations envers le cinéma ou la fiction en échange d’une concurrence maîtrisée s’avère de moins en moins équilibrée. D’autant que Netflix n’est pas le seul à venir. D’autres acteurs, la plupart américains, vont entrer sur le marché français, s’appuyant sur la production hollywoodienne, dont Yahoo, qui investit dans la création, et Apple, qui réfléchit à un système d’abonnement, sans oublier Youtube qui vise efficacement le marché publicitaire.

Conséquence de l’arrivée de ces médias sur Internet : une partie de plus en plus importante des revenus publicitaires qui allaient auparavant aux télévisions est désormais affectée au web. Et YouTube est devenue une source majeure de captation des recettes publicitaires.  Mais, en deux ans, la valeur du marché publicitaire a chuté de 11%. Outre le transfert des recettes des télévisions vers Internet, Rodolphe Belmer impute un quart de cette chute à la crise économique. La surabondance des ressources publicitaires, due à la prolifération des chaînes gratuites de la TNT - qui permet aux annonceurs de casser les prix - est une autre cause importante de la baisse de la valeur de la publicité.

Investir dans la création française de haut niveau

Face à cette nouvelle donne, l’arrêt des obligations faites aux groupes locaux français de financer le cinéma serait-il la réponse adéquate ? Une façon de jouer à part égale avec les nouveaux acteurs américains apparus sur le marché ? « Ce calcul à court terme n’est absolument pas notre option  », répond Rodolphe Belmer. La stratégie éditoriale du groupe Canal Plus, mise en place depuis plusieurs années, et accélérée ces derniers temps, est tout autre. « Nous sommes persuadés que le monde audiovisuel est condamné à s’ouvrir à la concurrence internationale, poursuit le directeur général. Si nous voulons continuer à être attractifs, il nous faut investir dans des programmes français de haut niveau, avec des stars et une grande qualité d’écriture. On aura ainsi une offre distinctive au standard mondial, qui nous protégera de tous ces nouveaux acteurs. »

D’ailleurs, le groupe va investir de plus en plus d’argent dans la création française. Aujourd’hui, il finance environ 200 millions d’euros par an pour le cinéma, et une petite centaine de millions pour la fiction. Reste que certaines obligations formelles faites à Canal Plus, qui datent d’un temps où le paysage audiovisuel était tout autre, semblent aujourd’hui désuètes : des horaires de diffusion trop tatillons, qui n’ont plus de sens avec le catch up, l’interdiction de films interdits aux moins de douze ans en prime time, etc. Sans oublier l’interdiction, qui découle d’une directive européenne, de couper les programmes avec de la publicité dans un laps de temps inférieur à vingt minutes, alors que les programmes américains qui vont déferler sur Internet seront truffés de publicités bien plus fréquentes. Selon Rodolphe Belmer, il faut aussi repenser le dispositif de cession des droits des producteurs aux diffuseurs, en particulier pour ce qui concerne la vidéo à la demande et la télévision de rattrapage : par exemple pour permettre le binge viewing, mode de consommation frénétique qui consiste à regarder toute la saison d’une série, ou du moins un grand nombre d’épisodes, d’un seul coup.

Miracle de l’OTT

Les télévisions françaises demandent aussi aux pouvoirs publics d’autres avantages qui les rendent plus attractives et donc plus compétitives par rapport aux nouveaux acteurs américains. La solution pourrait venir de l’OTT, qui permet de diffuser des contenus sur Internet directement au consommateur final, en passant au-dessus des diffuseurs d’accès (Over The Top). Les télévisions de rattrapage comme myCanal, mais aussi YouTube, sont des services OTT. Or le débit de diffusion via l’OTT n’est pas toujours satisfaisant. Garantir un OTT de bonne qualité aux groupes locaux qui financent la création audiovisuelle française serait un formidable avantage.

« On ne se vit pas comme une citadelle assiégée »

Un OTT de qualité conforterait la stratégie du groupe Canal Plus, dont l’un des piliers repose sur l’internationalisation, autour d’une ligne éditoriale forte : la francophonie. Déjà un million d’abonnés en Afrique, et des projets qui se concrétisent en Suisse, au Québec, etc. Via sa nouvelle division Canal OTT, le groupe teste aussi l’exportation de ses contenus aux deux millions de foyers francophones en Europe, et à ceux, aussi nombreux, présents aux États-Unis. « L’OTT est pour nous la façon la plus efficace d’aller capter ces populations. » Et d’accroître le chiffre d’affaire. Pour Canal Plus, davantage de francophonie, c’est plus d’argent à investir dans des productions spectaculaires, qui attirent le public. « On ne se vit pas du tout comme une citadelle assiégée, assure Rodolphe Belmer. Nous souhaitons profiter de la mondialisation au travers de la francophonie notamment. »

Un nouveau média est en train de naître

Formidable OTT, qui permet aussi au groupe, grâce à sa division dédiée, de faire le constat suivant : ce nouveau mode de diffusion sur Internet signifie tout bonnement l’éclosion d’un nouveau média, différent du cinéma et de la télévision. Micro-souscriptions (pour information, l’abonnement Netflix mensuel coûte l’équivalent de 8 euros), talents nouveaux, productions inédites, publicités très ciblées envers le consommateur : c’est la révolution ! « Un changement encore plus important que lorsqu’on est passé du téléphone fixe au mobile  », soutient Rodolphe Belmer. Et qui multiplie potentiellement la taille du marché actuel ! Le cinéma s’adresse à plusieurs centaines de personnes réunies dans une salle. La télévision vise aussi le collectif : elle est faite pour être regardée à plusieurs, même quand on est seul devant son poste. Or la diffusion sur Internet, grâce aux tablettes, grâce aux ordinateurs personnels, grâce aux téléphones portables, offre une toute nouvelle forme de consommation de l’audiovisuel, très individuelle.

« A Canal OTT, nous avons mis du temps à prendre conscience de cette révolution. Nous pensions trop ‘collectif’, pas assez ‘programme personnalisé’ ». Bref, c’est une révolution copernicienne qui est en marche. Pour en être, le groupe Canal Plus développe en ce moment des offres qui permettent aux ados d’apprendre en s’amusant. Comme Campus, gros succès des deux dernières années auprès des élèves de terminale, qui mélangeait documents audiovisuels relatifs à leurs programmes, quizz et jeux.

Maker Studios et ses 60 000 chaînes

Pour répondre à une demande considérable de produits sur Internet, Canal Plus investit dans des start-ups travaillant à la production de produits ad hoc. Et pour accroître sa présence sur le web, dispensateur de relais d’audience, le groupe a racheté en mars dernier Studio Bagel, un réseau de chaînes humoristiques françaises sur YouTube : 6 millions d'abonnés et quelque 40 millions de vidéos vues par mois. En septembre 2013, Canal Plus avait aussi pris pour dix millions de dollars une participation de 5% dans Maker Studios, leader mondial des « multi channel networks », qui rassemble 60 000 (!!!) chaînes thématiques sur YouTube. Une fois acquises par Maker Studios, ces chaînes sont placées dans des nœuds d’audience afin de multiplier leur public et la publicité qui va avec. Il y a deux mois, le groupe a vendu sa participation à Disney, revente pour laquelle il a empoché… 25 millions de dollars !

Canal Plus va-t-il racheter Dailymotion ?

La stratégie d’innovation de Canal Plus ne repose plus seulement sur les contenus, malgré le développement de la production de séries, devenues le meilleur moyen de se faire connaître et d’accroître son public, en France comme à l’étranger. Elle vise aussi la technologie. Un nouveau décodeur, une box multimédia, verra bientôt le jour. Pour ce qui concerne la diffusion, Canal Plus s’appuie aussi désormais sur YouTube, devenue incontournable. Histoire de mettre en avant Mafiosa, sa série phare, Canal a diffusé en novembre 2010 sur Internet le premier épisode de la saison 3, vu par 100 000 internautes. De même que, le 14 avril dernier, le groupe a mis à la disposition de ses abonnés, l’intégralité de la saison 5 de la série. Résultat : 350 000 téléspectateurs ont profité de ce modèle de binge viewing pour en voir trois ou quatre épisodes.

Question de Pascal Rogard : dans ce contexte, le groupe n’a-t-il pas envie de racheter le français Dailymotion ? Réponse de Rodolphe Belmer : des négociations sont engagées en ce sens avec Orange, unique actionnaire. Autre question de Pascal Rogard : si une partie des obligations cinéma auxquelles a souscrit Canal Plus était transférées aux séries, Canal Plus serait-il intéressé ? Rodolphe Belmer reviendra en saison 4 pour développer le sujet !

Pascal Marion