Jean-Claude Carrière, auteur avec un grand A
Dernier invité de la saison de Mots en scène animée par Olivier Barrot, le Grand Prix SACD 2014 est revenu sur la genèse de quelques-unes de ses pièces les plus emblématiques, régalant le public de la Maison des Auteurs d'anecdotes savoureuses. Une rencontre à revoir en intégralité en vidéo."J'ai passé l'après-midi avec Peter Brook. Il va très bien. Nous avons un projet ensemble." Il est comme ça, Jean-Claude Carrière. Quatre-vingt trois ans et un appétit de création encore intact, allié à une indéfectible fidélité dans le travail. Sous les yeux de Pierre Etaix, un autre complice de longue date, il était l'invité du journaliste Olivier Barrot le 3 juin dernier pour un numéro de Mots en scène à la Maison des Auteurs-SACD. Il a remonté le fil de son œuvre dramatique en égrenant sans se faire prier ses souvenirs, entrecoupés de lectures d'extraits.
De L'Aide-mémoire (1968), sa première pièce, il retient avant tout l'aura de la comédienne Delphine Seyrig, "quelqu'un de fascinant", doué d'un grand talent comique qui lui dit un jour : "Si je voulais, je pourrais faire rire à chaque réplique." C'est après avoir recueilli un jour une chatte chez lui qu'il eut l'idée de cette pièce mettant en scène une jeune femme qui fait irruption dans la vie d'un homme. Le félin était entré chez l'auteur par la fenêtre et malgré ses efforts pour le faire déguerpir, il s'installa. "Delphine était très belle et il était incompréhensible qu'un homme veuille la chasser de chez lui" explique-t-il à propos de la pièce. Anecdote délicieuse, Jean-Claude Carrière recommanda à Luis Buñuel de venir voir jouer Seyrig au Théâtre de l'Atelier. Pour rendre service au cinéaste espagnol, sourd, on l'installa au premier rang. Quand Jean-Claude Carrière lui demanda après coup s'il avait trouvé l'actrice convaincante, il répondit : "Comment voulez-vous que je vous le dise, je n'ai vu que ses narines..."
Obscurantisme
A l'invitation d'Olivier Barrot, Jean-Claude Carrière est ensuite longuement revenu sur La Controverse de Valladolid, une de ses œuvres les plus célèbres. Le texte figure aujourd'hui au programme du Bac. Au départ, il s'agissait d'un roman, paru en 1992, et adapté dans la foulée en téléfilm, réalisé par Jean-Daniel Verhaeghe. La pièce ne fut jouée pour la première fois qu'en 1999 au Théâtre de l'Atelier dans une mise en scène de Jacques Lasalle. "Beaucoup de gens montaient La Controverse de Valladolid au théâtre en se basant sur le téléfilm, précise Jean-Claude Carrière. Or le texte n'était pas prévu pour cela. La pièce a été créée pour fournir un texte pour la scène."
La Controverse, inspirée de faits historiques, met en scène l'affrontement entre deux ecclésiastiques espagnols qui débattirent au XVIe siècle du sort à réserver en Amérique aux Indiens. Pour l'auteur, le plus important fut de respecter les mentalités de l'époque et ne pas montrer ses propres préférences. "Qu'est-ce qui est préférable, demande-t-il : mener une vie difficile puis une éternité de lumière auprès du Seigneur, ou une vie riche mais l'enfer après la mort ? Pour les personnages, il est évident qu'il vaut mieux une éternité de lumière." Sur le débat relatif à l'humanité des Indiens qui oppose Las Casas, le baroudeur bouleversé par les atrocités commises par les colons, et Sepulveda, le philosophe favorable à leur réduction en esclavage, Jean-Claude Carrière insiste sur la méconnaissance à l'époque de ce qu'était même, simplement, l'espèce humaine. "La pièce se déroule à une époque pré-scientifique. La catégorisation des espèces ne sera établie que deux siècles plus tard..." Plus de vingt ans après l'écriture de La Controverse, l'auteur désespère de voir l'obscurantisme revenir dans l'actualité. "Nous assistons à quelque chose que nous espérions disparu : l'alliance de la violence et de la foi. Nous pensions que cela s'était calmé."
Aborder La Mort de Krishna (2003), extrait du Mahabharata de Vyasa, aura été l'occasion d'évoquer justement sa relation avec Peter Brook. Leur première collaboration, ou en tout cas tentative de collaboration, remonte à 1963. Les deux hommes se rencontrent lors d'un dîner organisé par Micheline Rozan, l'agent de Jean-Claude Carrière. A table, le jeune homme se retrouve à côté de Maurice Béjart, Orson Welles et Peter Brook. Avec le metteur en scène britannique, le courant passe. "Quelque chose collait et ne collait pas : nous étions suffisamment différents pour que cela devienne intéressant de nous rapprocher." Ils essayent d'adapter pour le cinéma des écrits du Japonais Yasunari Kawabata jusqu'à ce qu'ils réalisent, leur scénario terminé, qu'un film existait déjà. Quelques années plus tard, Jean-Claude Carrière propose à Peter Brook de venir assister à ses travaux menés au sein du Centre international de recherche théâtrale. "Si tu viens tu devras participer" lui répond Peter Brook. Ils ouvriront par la suite Les Bouffes du Nord et travaillent ensemble depuis 39 ans. Impressionnant.