Hommage à Michel Vinaver
La dramaturge Catherine Anne, présidente de la commission Théâtre de la SACD, salue la mémoire de l'auteur disparu le 1er mai dernier.Michel Vinaver - Témoignage
Michel Vinaver a cessé de penser, de sourire, de regarder, d’exprimer sa curiosité. Il n’écrira plus. Jamais.
Me voici devant le vide de la page. Comment évoquer en quelques lignes un auteur important qui a suscité tant de commentaires et d’éloges ?
Michel Vinaver a traversé le siècle, et ses pièces ont été portées à la scène par des metteurs en scène nombreux. Connus ou moins connus. La liste est longue. Prestigieuse.
De son écriture fine, discrète, intense, musicale, Michel Vinaver a composé des œuvres farouches, toujours en prise avec son temps. Depuis Les Coréens en 1956 jusqu’à Bettencourt boulevard en 2014, il s’est laissé inspirer par le réel convulsif. Ses pièces baignent dans nos actualités bouleversantes. Ses personnages traversent des guerres, la violence de l’entreprise et du capitalisme, la nécessité de manger du cadavre pour survivre, l’arrogance méprisante de la télévision, l’effroi d’un attentat… En bavardant ?
Du groupe de volontaires français engagés dans la guerre de Corée, personnages de sa pièce Les Coréens, Michel Vinaver disait : « Ils tuent comme ils bavardent et bavardent comme ils tuent".
Michel Vinaver a toujours refusé l’idée d’être un auteur engagé. Son théâtre est constamment polysémique. Il ne s’agit pas de prendre parti, mais de faire entendre les petites voix de l’humaine condition. Toutes. Avec tact, avec intelligence, avec étonnement, avec humour.
Michel Vinaver considérait que le fait d’écrire est un engagement, « du simple fait que les mots agissent » et que l’écrivain « pour se laisser toutes les chances de faire un bon travail » doit éviter un engagement trop étroit, trop immédiat, trop matériellement liant et prenant.
Michel Vinaver a osé écrire un théâtre qui ne sait pas, qui ne prend pas position, qui n’impose pas de vérité. Attitude d’autant plus remarquable qu’il était un homme d’une culture et d’un savoir impressionnants. Il expliquait que son geste d’écrivain était de coller au présent. Comprendre quand quoi « il baignait » pour mieux comprendre qui il était et où il allait.
Michel Vinaver aimait embrasser le champ du présent. Il écrivait « collé au présent, pour dire des choses sans prétendre avoir des choses à dire ». Le présent en constant mouvement, l’exploration du réel toujours ouverte. Le banal attisait sa curiosité.
Michel Vinaver était aussi un amateur passionné de ce qui est à l’origine de la civilisation. Il vivait et travaillait entouré d’objets très anciens, pour lui sources de connaissance et d’émotion. Parmi ses objets, il y a des statues, les idoles aux yeux, qu’il bougeait souvent, créant par des déplacements parfois minuscules de nouvelles relations entre lui et elles.
Son écriture est aussi nourrie de déplacements minuscules, d’entrelacs de petites phrases, de collages de mots ordinaires. La force et l’action de ses textes de puisent dans cela. Le jeu, le contre-point, les chocs minuscules, les aventures que les mots permettent.
Michel Vinaver, je l’ai réellement rencontré au Théâtre de l’Est parisien. La saison 2003-2004 nous avait permis de proposer au public deux pièces de Vinaver : Les travaux et les jours et L’émission de télévision. Et Michel avait mené, en alliance avec moi, un stage Afdass afin d’explorer des idées de mise en scène et d’interprétation sur son texte À la renverse.
Quelle expérience !
Le premier jour, avec les vingt stagiaires autour de lui, il a commencé par lire sa pièce, seul. C’était étonnant, et très vite fascinant. La respiration légère et précise de ses mots, la façon de ne pas appuyer le sens, la légère ironie parfois, une profonde humanité, jamais de pathos. Ensuite, Michel a réussi à galvaniser la troupe jusqu’à mettre en scène « à son idée ». Il savait précisément ce qu’il voulait voir et entendre. D’une certaine façon, il était très directif, mais avec une telle courtoisie et un tel désir artistique d’écrivain rêvant son œuvre en corps et en voix…
Il a conquis les vingt ! Et le groupe est resté lié. En 2006, À la renverse a été repris pour une longue série de représentations au Théâtre des Artistics-Athévains à Paris. Michel avait nommé cette troupe « Les renversants », il a également mis en scène ces vingt interprètes dans Iphigénie Hôtel à Nanterre-Amandiers en 2006. Jusqu’à récemment, des réunions s’organisaient avec « Les renversants » et Michel. C’était joyeux, un beau mélange de considération mutuelle et d’affection.
Après cette première mise en scène de À la renverse, Michel Vinaver a pu réaliser quelques mises en scène de ses pièces, dont L’Ordinaire créée à la Comédie Française, salle Richelieu, en 2009. Il en était vraiment heureux.
À propos de ses débuts de metteur en scène, Michel Vinaver, dans Neuf saisons et demie livre-portrait du Théâtre de l’Est parisien publié en 2011, a écrit : « Un tabou s’est dissous. Un interdit que je m’étais fabriqué a volé en éclat. »
Nous nous sommes vus régulièrement depuis. La toute dernière fois chez lui, à Paris, juste avant Noël 2021. Nous avons parlé longuement. De beaucoup de sujets. Littérature, politique, famille…
Il avait sur sa table basse un livre Dans le cerveau des comédiens d’Anouk Grinberg, sa fille. C’était très beau d’écouter Michel parler d’elle. Il trouvait le livre d’Anouk remarquable, une étonnante approche scientifique. Il était élogieux, fier.
Ce jour-là, Michel m’a aussi raconté son travail personnel en cours. Commencé par une recherche autour de l’origine de sa première pièce Les Coréens, commande d’écriture théâtrale de Gabriel Monnet. Pour participer à un hommage à Gabriel Monnet, Michel Vinaver venait d’écrire un texte sur cette commande qui l’a amené au théâtre.
Suite à une invitation de Claire David son éditrice chez Actes sud, il reconstituait les circonstances et les éléments qui ont été à l’origine de ses pièces, titre par titre. Ses archives sont presque toutes transmises à l’IMEC, Michel cherchait en grande partie dans sa mémoire, et son journal, brèves notes au quotidien des agendas. Cette fouille le passionnait. Il plongeait ainsi dans le cerveau de l’écrivain…
Nous sommes sortis, il faisait froid, Michel avait envie de marcher jusqu’à la Passerelle des Arts. Il aimait tant Paris ! Nous avons fait une pause, assis au-dessus de la Seine à regarder le ciel. Ensuite, de retour chez lui, il a préparé un thé. Noir. Et nous avons continué à parler. Comme chaque fois. Du monde et de nos proches. Il demandait des nouvelles, il en donnait. Il était heureux de parler de ses enfants, de ses petits-enfants, de ses arrière-petits-enfants.
Impossible d’écrire un texte académique pour rendre hommage à Michel Vinaver, auteur étonnant, minutieux observateur de notre temps, de nos temps difficiles. Je ne peux que livrer un témoignage simple et sincère, pris dans le tremblé de l’émotion. J’écris sur un ami perdu, son regard aigu, sa parole précise, sa générosité discrète.
Ivan Grinberg, son fils, metteur en scène et directeur de la Maison Jacques Copeau à PernandVergeless, m’a dit que les derniers jours ont été doux et paisibles. Actifs aussi.
Michel a pris le temps de parcourir l’ensemble de ses pièces et d’écrire sur la naissance de chacune. Un livre se prépare Regards en arrière. En même temps, Michel a travaillé sur l’édition Babel de Par-dessus bord qui sera au programme des classes préparatoires scientifiques en 2022-23. Il a pu donner son accord pour la couverture et la quatrième. Puis il a fini son temps présent.
Tristesse de savoir Michel Vinaver désormais absent. Joie de savoir qu’il est resté vivant jusqu’à ce dimanche 1er mai 2022.
Je pense avec vertige à ce que cet homme a vécu, né à Paris en 1927 de parents russes émigrés. Avec les mesures de Vichy, il a appris qu’il était juif. Vie sauvée par le départ de la famille à New-York en 1941. Il y a six mois, Michel me racontait combien il avait été furieux, à quatorze ans, de devoir fuir…
La guerre…
À propos de sa première pièce Les Coréens, Michel Vinaver disait : « La Corée apparaissait comme un conflit totalement absurde, imposé à un peuple qui n'avait rien à voir avec lui. »
Michel Vinaver nous laisse une vingtaine de pièces de théâtre, des romans, des essais, des traductions depuis l’allemand et depuis le russe. Des œuvres à lire et relire et jouer. Merci !
Au nom du Conseil d’Administration de la SACD, je transmets nos condoléances à ses quatre enfants, à ses petits-enfants et arrière-petits-enfants, ainsi qu’à ses amis et amies.
Catherine Anne, vice-présidente Théâtre
Le 2 mai 2022