Hommage à Jacques De Decker
Le metteur en scène Michael Delaunoy salue la mémoire du dramaturge, romancier et journaliste belge Jacques De Decker, qui présida l'Association Beaumarchais-SACD.Jacques l’arpenteur
« Qu’avez-vous vu cette semaine au théâtre ? »
Ça se passe à Bruxelles. Au Conservatoire. Nous sommes à la fin des années 80. Jacques, invariablement, commence son cours – était-ce le vendredi ? – par cette question rituelle. Le ton est léger. Presque badin. Pas de syllabus, pas de notes. A-t-il seulement pris la peine de préparer quelque chose ? On pourrait croire – et cela traverse l’esprit de quelques-uns d’entre nous – que ce prof au crâne clairsemé et au sourire de Bouddha prend tout cela par-dessus la jambe. L’histoire du théâtre, c’est pourtant une affaire sérieuse, non ? Il y a un début et une fin. On commence par les Grecs, on termine par Koltès. Et entre les deux : de la méthode nom d’un chien !
Jacques pose tranquillement ses journaux sur la table et s’installe confortablement sur une chaise inconfortable. L’attitude physique est non pas relâchée, mais tout de même franchement détendue.
« Qu’avez-vous vu cette semaine au théâtre ? »
Quelquefois les réponses fusent : analyses maladroites, emportements juvéniles, jugements lapidaires… Quelquefois nous sommes moins inspirés : la semaine a été longue, la fête de la veille un peu trop arrosée. Ça ne semble pas perturber Jacques. Aucun jugement ne se devine dans le regard du sphinx.
Est-ce Godard qui a dit que dans le pire film, il y a toujours un plan à sauver ? Telle semble être la philosophie du professeur Bouddha. Même si nos développements sont médiocres, jamais il ne nous le fait sentir. Il parvient à en extraire quelque chose, à rebondir, à prendre appui sur un commentaire banal pour se lancer dans une digression brillante. Car brillant, il l’est. Ô combien. Mais sans avoir l’air d’y toucher. Sans se payer de mots. Ce n’est pas lui qu’il met en avant, c’est nous.
Insensiblement, il nous aide à affiner notre jugement, à mettre des mots sur ce que nous ne savons pas encore et ne comprendrons qu’en le nommant.
Jamais, au grand jamais, je n’ai vu cet homme-là user de son savoir encyclopédique et de sa vivacité d’esprit – une vivacité toute personnelle, tranquille – pour dominer son interlocuteur. Jamais le mépris, denrée assez répandue au sein de la grande tribu du théâtre, ne semble avoir effleuré sa belle âme. C’est peut-être pourquoi il ne ressent le besoin de s’enfermer dans aucune famille théâtrale et préfère les fréquenter toutes, au mépris du mépris. Certains, un sourire en coin, interprètent cet éclectisme comme une forme de tiédeur : « Il est comme ça, De Decker ».
Et pourtant…
Derrière son abord paisible, Jacques est un homme de passion. Mais il l’est à la façon de Thésée tel que le décrit Phèdre : « volage adorateur de mille objets divers ». D’une scène à l’autre, d’une ville à l’autre, d’une langue à l’autre, Jacques arpente les rues noires de monde et les sentiers peu fréquentés.
Jacques l’arpenteur… Un jour, il me raconte cette anecdote.
René Kalisky et lui marchent dans une rue de Paris. Kalisky avance à grandes enjambées. Jacques peine à le suivre et lui dit : « René, pourquoi avances-tu si vite ? ». Et Kalisky de répondre : « Mais toi, tu as le temps ! ».
Après la mort prématurée de Kalisky, ce souvenir prend pour Jacques un sens particulier. Son ami a-t-il eu la prémonition de sa fin prochaine ? Bien entendu, quand Jacques évoque ce souvenir magnifique, le personnage principal, c’est René. Jacques, en quelque sorte, lui sert de faire-valoir. C’est Philinte avec Alceste : « Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ? ».
Aujourd’hui que Jacques a rejoint René, ce souvenir apparaît sous un autre jour. Le focus n’est plus sur René. Il est sur Jacques. Sur l’homme au pas tranquille, mais déterminé à suivre son ami.
Car Jacques, homme de lettres et homme de scène, romancier, dramaturge, adaptateur, essayiste, critique, poète, Jacques, brillant touche à tout – qualificatif qu’il revendiquait –, Jacques, homme aux mille vies dont la moitié d’entre elles suffiraient à enorgueillir un régiment de matamores, Jacques est aussi celui qui inscrit ses pas dans les pas de l’ami, pointant le projecteur de son attention sur l’autre et non sur lui.
Ils sont rares, ces Jacques-là.
« Qu’avez-vous vu cette semaine au théâtre ? »
Ça se passe à Bruxelles. Au Rideau. Nous sommes au début des années 20. On a changé de millénaire. Je vais à la rencontre de Jacques et comme à chaque fois je me remémore le professeur Bouddha et sa formule rituelle. Je ne le sais pas encore, mais je le vois pour la dernière fois.
C’est le Jacques des grands soirs, saluant le spectacle auquel il vient d’assister comme un moment historique. S’emportant – car oui il sait s’emporter et de belle façon – sur la nécessité que nos artistes soient mieux soutenus, qu’on les aide à être reconnus à l’étranger…
Et une fois encore, il brille, mais c’est l’autre qu’il éclaire.
La soirée se termine. Jacques s’éclipse discrètement. Il disparaît dans l’ombre. Et nous laisse dans la lumière.
Michael Delaunoy
14 avril 2020
Michael Delaunoy a été formé comme comédien au Conservatoire royal de Bruxelles. De 1992 à 2007, il dirige sa propre compagnie, L’envers du théâtre, avec laquelle il crée de nombreux spectacles marquants qui lui permettent de s’imposer comme une figure incontournable de la scène théâtrale belge. En 2007, il est nommé à la tête du Rideau de Bruxelles où il poursuit son exploration de la dramaturgie contemporaine et initie de nombreux partenariats internationaux. Parallèlement à son travail de metteur en scène, il a développé une importante activité pédagogique. Outre la direction d’animations et de stages de formation et de recherche, il a assumé de 1994 à 2003 une charge de cours permanente au Conservatoire royal de Liège et est, depuis août 2003, professeur d’art dramatique à Arts2 (Mons).