Hommage à Jean Gruault
Le cinéaste Laurent Heynemann, administrateur de la SACD, salue la mémoire de celui qui fut le scénariste de Jacques Rivette, François Truffaut, Jean-Luc Godard, Alain Resnais ou encore André Téchiné.
Juste un petit mot sur Jean Gruault.
L'article paru dans le Monde et re-Facebooké par la SACD raconte tout. Mais comme souvent, lorsque des personnalités aussi fortes meurent, et qu'on les a connues ou croisées, nous prend l'envie de raconter un petit souvenir… qui révèle leur esprit et leur talent.
Cela s'est passé il y a bien longtemps. Une importante société de production m'avait proposé un scénario de Jean Gruault sur le 18 Brumaire dans le cadre d'une série de téléfilms : Napoléon et l'Europe.
Une merveille inachevée dont le scénariste de Truffaut, Rivette, Resnais et Rossellini attendait qu'un réalisateur vienne lui parler un peu pour finaliser les détails et écouter ce qu'il avait à dire sur ce qu'il aimait et ce qu'il n'aimait pas, et enfin ajuster le texte aux réalités économiques. Ce scénario était drôle, insolent et puissamment juste sur les enjeux politiques de ceux qui soutenaient Bonaparte.
Nous avions Jean Tulard, le grand historien de Napoléon, comme conseiller historique (cinéphile très pointu) qui nous faisait l'honneur de nous donner quelques renseignements ou répondre à nos questions à l'heure du café à la Brasserie Balzar, rue des Écoles, tout à côté du collège de France et de la Sorbonne.
Gruault qui était au cœur de l'aventure rossellinienne d'une télévision didactique et intelligente, émouvante et spectaculaire, se réjouissait de promener sa fantaisie et son esprit vagabond dans le décor de ce quartier d'universitaires rigoureux.
Ce qui le rendait fou de joie, c'était le fait que Tulard ne répondait jamais directement à nos questions: par exemple, nous avions une scène où Bonaparte prenait son petit déjeuner au lit avec Joséphine. Nous demandions à Tulard des détails qui pourraient être autant de leviers pour enrichir la scène. Mais Tulard ne nous donnait jamais le renseignement, juste le titre du livre dans lequel nous pourrions éventuellement le trouver et sa cote à la Bibliothèque Nationale. Cette méthode de travail m'agaçait beaucoup mais réjouissait Jean qui n'avait ni le temps ni l'envie d'aller chercher le document/source et qui préférait donc inventer quelque chose. Il avait donc créé une sorte de soupe pimentée pour le petit déjeuner du futur empereur.
Mais un jour, la version "tournage" étant terminée et remise à la production, nous voilà convoqués par le producteur. Un de mes collègues est présent dans le bureau. Il nous est présenté comme un génie. Il nous dit ce qu'il pense du scénario: c'est une entreprise de démystification de l'image de l'Empereur, un rabaissement de toutes les valeurs qui font de lui un être aussi populaire, en un mot il faut débarrasser le film de toute sa drôlerie et de sa fantaisie pour concevoir une œuvre plus apologétique.
Gruault a rappelé alors au producteur la phrase de Fritz Lang : « Les imbéciles veulent toujours couper dans les films les scènes ou les idées qui sont précisément celles qui nous ont donné de vraies raisons de faire le film. »
Le producteur a pris le parti de notre collègue. Nous avons solidairement quitté la pièce sans esclandre, et j'ai donc eu l'honneur d'être viré d'un film, en même temps que Gruault et pour la même raison.
La dernière fois que je l'ai salué c'était à l'expo Truffaut à la cinémathèque. On s'est un peu parlé… de Renoir dont il avait vu la restauration du Fleuve qu'il estimait du niveau d'un numéro du magazine Thalassa.
Indépendance de l'esprit et insolence de l'intelligence.
Laurent Heynemann