Hommage à Emmanuèle Bernheim
Jacques Fansten, le président de la SACD, salue la mémoire de la scénariste et romancière disparue le 10 mai.
Bien sûr, Emmanuèle Bernheim était d'abord connue comme romancière.
Depuis Le cran d'arrêt jusqu'à Tout s'est bien passé, elle a écrit de brefs romans, à la concision stupéfiante. Son écriture incisive, sans fioriture ni commentaires, semblait toujours aller au plus profond de désirs, de troubles ou de pulsions irrésistibles. Comme si, pour elle, sous le sourire amusé ou tendre qui parcourait ses beaux yeux clairs, tout ne pouvait se dire que crûment, en face et sans tourner autour du pot. Cette simplicité, c'était du grand art. Elle savait comme personne, mine de rien, ça c'était son élégance, nous faire plonger dans un abîme au détour d'une phrase apparemment sèche, voire anodine. On croyait ouvrir un petit livre, on n'en sortait jamais indemne.
Si discrète, avec sa crainte, toujours, d'être illégitime, elle parlait peu de son rôle essentiel, je dirais même de son œuvre, auprès de cinéastes qui avaient, au fil du temps, acquis un besoin impératif de sa proximité. Ceux avec qui, formellement, elle avait écrit ou écrivait encore, à commencer par François Ozon, mais aussi Claire Denis, Thierry Jousse, Michel Houellebecq. Ceux qu'elle soutenait dans l'ombre d'une amitié fidèle et exigeante, comme Alain Cavalier. Ou comme, depuis son premier film, Olivier Assayas : il y a encore quelques jours, sur son lit d'hôpital, elle attendait, avec cette urgence impatiente qui lui ressemblait tant, de découvrir son nouveau scénario. Quand il a pu le lui apporter, elle n'avait plus la force de le lire et Olivier avait dû le faire pour elle, à voix haute : il n'était pas question qu'elle parte sans en avoir parlé avec lui.
Pour ma part, je l'ai connue, il y a près de 30 ans, Pierre Grimblat et Nicolas Traube qui avaient aimé son premier livre, nous avaient proposé d'écrire ensemble. Comment nait une complicité ? Comment se construit une confiance immédiate et définitive ? Je me souviendrai toujours de sa rigueur amusée, de son souci de ne rien laisser passer de ce qu'elle trouvait approximatif, de son agacement si on s'égarait un tant soit peu, de son besoin de ne proposer que de l'irréfutable, mais aussi de sa joie à trouver une réplique ou de son rire quand tout semblait s'éclairer d'un coq à l'âne… De ces mois de rencontres quotidiennes est née une amitié indéfectible : je n'ai plus jamais rêvé d'un scénario sans lui en parler aussitôt. Ses commentaires toujours directs et percutants, ce n'est pas pour rien qu'elle aimait tant la boxe, étaient précieux, même, et peut-être surtout, quand ils étaient critiques.
Elle n'était pas scénariste, elle vivait le cinéma.
Avec Stallone, elle a raconté, à travers son personnage, quelque chose de sa propre passion pour le cinéma, entre la fascination, dut-elle être excessive, l'obsession méticuleuse, la vie chamboulée par les films, cette ténacité folle au service d'un fantasme jusqu'à s'en détruire, jusqu'à cette maladie dont on ne pouvait quand même pas imaginer qu'elle finirait par l'emporter elle aussi…
Comme son héroïne, par l'un de ces paradoxes qu'elle aimait, elle, si cultivée et si attentive aux œuvres les plus pointues, se passionnait pour un cinéma très populaire, films d'action, de castagnes ou d'aventures, séries B ou Z. Hypermnésique, elle reconnaissait le moindre second rôle et pouvait vous décliner son nom et sa filmographie presque complète. Elle n'aimait rien tant que vous surprendre avec un film incongru. Elle avait aussi ce goût sérieux, quasi méthodique, pour les jeux de mots et les calembours approximatifs, qu'elle répétait à l'envi, persuadée qu'ils révélaient quelque chose de caché.
Elle semblait avoir tout lu, tout vu, tout l'intéressait et elle voulait toujours partager : faire découvrir à ceux qu'elle aimait, et en premier à son Serge, Serge Toubiana, ce qu'elle venait de dénicher, un livre, un film, une série, un restaurant voire un ustensile de cuisine. Elle était spécialiste de tout ça.
C'était une gourmande de la vie et des gens.
Parfois, son regard acéré et son sens du mot juste pouvaient croquer férocement un caractère ou un comportement, ce n'était jamais méprisant. Même ironique, même caustique, elle restait bienveillante.
Nous nous souviendrons de son intelligence, de son humour, de sa curiosité, de sa générosité. Nous sommes nombreux à ne pas savoir aujourd'hui comment nous pourrons faire sans elle. En quelque sorte, Emmanuèle était indispensable.
Jacques Fansten