Bryan Elsley : « Être le showrunner, c'est prendre ses responsabilités »
Le créateur des séries "Skins" et "Dates" était l'invité du festival Séries Mania cette année. Il est venu à la rencontre d'auteurs français à la Maison des Auteurs-SACD le 29 avril. L'occasion de partager en toute liberté un peu de son expérience heureuse de showrunner en Angleterre et celle, plus difficile, qu'il a vécue aux Etats-Unis.A 53 ans, Bryan Elsley a tout connu au cours de sa carrière de scénariste : le succès retentissant avec Skins, série sur, pour et par les ados devenue phénomène planétaire ; l'échec cinglant au moment d'en réaliser l'adaptation aux Etats-Unis ; et dernièrement, avec Dates, l'opportunité de se confronter à de nouveaux modes de distribution. C'est donc avec beaucoup d'attention que le public de la Maison des Auteurs de la SACD, pour une large part composé de jeunes scénaristes, a suivi la rencontre animée par la scénariste Claire Lemaréchal, administratrice télévision de la SACD.
Quand Bryan Elsley a eu l'idée de Skins, il travaillait depuis près de 20 ans comme scénariste pour la télévision britannique. C'est une discussion anodine avec son fils, Jamie Brittain, qui a tout déclenché. Lors d'un dîner, alors qu'il lui présente les 3 projets qu'il s'apprête à proposer à des chaînes, son fils le coupe : "Encore des trucs de quadra, ennuyeux à mourir et déprimants...". Piqué au vif, Elsley lui demande ce qu'il aurait de mieux à proposer. "Tu devrais écrire sur les ados", lui rétorque celui qui sera bientôt crédité comme co-créateur de Skins. "En quinze minutes, nous avions trouvé les grandes lignes de l'histoire et les personnages, raconte Elsley. Le lendemain j'ai tout soumis à mon associé, le surlendemain, il l'a montré aux patrons de chaîne, le jour suivant je commençais à écrire et quatre mois plus tard nous commencions à tourner." Rires incrédules dans l'auditorium de la Maison des Auteurs-SACD, auxquels s'est empressé de répondre Bryan Elsley, soulignant que même au Royaume-Uni, un tel déroulement est rarissime.
Écrire avec des ados
L'une des clés du succès de la série fut d'être co-écrite en partie par de jeunes, voire très jeunes, auteurs. "J'avais alors 44 ans et il m'apparaissait que je n'étais pas le mieux placé pour écrire sur ce sujet", se souvient Elsley. Jamie Brittain appelle à la rescousse ses 3 colocataires, tous étudiants. Mais eux-mêmes se sentent déjà trop vieux et décident de se faire épauler par des lycéens. La plupart de ceux qu'ils recrutent n'auront qu'un rôle de consultant, payés l'équivalent de 25 euros par jour pour s'asseoir avec eux et discuter, raconter des anecdotes et donner leur opinion. "Certains de ces gamins sont sortis du lot et ont fini par devenir scénaristes", confie Elsley. Pour canaliser toutes ces énergies, Bryan Elsley avait élaboré des techniques imparables : ménager une pause goûter à 16h et, plus sérieusement, réclamer de tous ses auteurs qu'ils soient capables de résumer chaque intrigue en commençant par "c'est l'histoire d'une garçon ou d'une fille qui..." avant de conclure en deux phrases.
Travailler avec des ados fut pour lui libérateur. "En tant que scénaristes, nous sommes habitués à "casser" nos histoires pour en extraire une trame narrative. Mais toutes ces techniques d'écriture sont une prison. Cela rassure les cadres dans les chaînes, mais les ados ne connaissent pas ces règles. Sur Skins on pouvait traiter sur un mode comédie un épisode, puis dans le suivant, aborder des thèmes difficiles et aller dans l'émotion, ensuite faire un mélange des deux. Les gosses s'en fichent."
L'expérience traumatisante du Skins américain
Ce fut autrement plus difficile sur le remake américain commandé par la chaîne MTV et tourné au Canada. "Quand j'ai essayé de faire intervenir des ados dans l'écriture, des avocats s'en sont mêlés, raconte le scénariste. En leur présence je ne devais pas parler de sexe ou même sous-entendre que des adolescents puissent coucher ensemble." Un exemple parmi d'autres des aberrations rencontrées par Elsley lors de son expérience américaine. Des organisations conservatrices font campagne contre Skins avant même sa diffusion, Elsley se retrouve sous la menace de plaintes pour pornographie infantile, MTV ne fait rien pour promouvoir le show malgré les sommes conséquentes déboursées pour produire la série (1,6 million de dollars/1,15 million d'euros pour un épisode du remake contre 400 000 livres/480 000 euros pour un épisode de la saison 1 de l'original).
De son aveu, Elsley vécut en expatrié la pire année de sa vie : "Les cadres de MTV avaient acheté le format parce qu'on leur avait dit que c'était culotté, mais ils devaient penser que c'était culotté à la manière de Buffy contre les Vampires... De toute façon, je suis convaincu désormais que les ados américains n'avaient pas envie de voir un Skins américain. Pour eux, c'est le Skins anglais qui est cool." La série annulée, il rentre soulagé en Angleterre, ce pays où, assure-t-il, la censure est quasi-inexistante, pour se concentrer à nouveau exclusivement sur son rôle de showrunner de la version anglaise, alors en plein tournage de sa saison 5. Elle en connaîtra sept au final.
Showrunner, un modèle pas nécessairement adapté
"On m'a conseillé à plusieurs reprises de prendre du recul. La tradition au Royaume-Uni veut que passée une paire de saisons, tu délègues. Mais chaque fois que j'ai essayé, je n'ai pas réussi." Pour autant, Bryan Elsley se montre prudent à l'égard du statut de showrunner. Ce modèle américain très à la mode ne serait, selon lui, pas si adapté à la télévision britannique. "Aux Etats-Unis cela revient à embaucher treize scénaristes, leur trouver un bureau, leur allouer une place de parking à chacun, les faire arriver à 9h tous les matins et à s'assurer qu'ils soient au service du showrunner. Leurs succès ou échecs ne sont jugés qu'à l'aune de leur capacité à lire dans les pensées du showrunner."
Elsley estime qu'en Europe, le cas par cas doit prévaloir : sur certaines séries, un showrunner est inutile, sur d'autres, il peut l'être, parfois avec une petite équipe de scénaristes, parfois avec une douzaine d'entre eux. L'essentiel pour lui : que le showrunner reste un organisateur, la personne à même de synthétiser les propositions de ses scénaristes en respectant leur statut d'auteur et leur créativité. Il a même édicté une poignée de règles pour s'assurer que les membres de la writing room ne se sentent jamais rabaissés : quand l'un de ses auteurs lui soumet une idée, il s'engage à y répondre dans les 24 heures ; à chaque fois qu'il fait un retour sur un scénario, il adresse d'abord six remarques positives avant de n'en donner que trois négatives ; il interdit tout commentaire éditorial sur les scripts à quiconque n'est pas lui-même auteur.
Bryan Elsley étend ce principe de respect aux autres collaborateurs. Il le concède, il fut à ses débuts sur Skins assez dictatorial avec les réalisateurs de la série. "Cela m'a bien pris trois ou quatre ans pour apprendre à me comporter de façon aimable. J'ai une approche plus collaborative aujourd'hui." Et s'il encourage les scénaristes à réclamer davantage de responsabilités, il les met aussi en garde : "c'est un épée à double tranchant de vouloir garder le contrôle artistique sur son travail. Etre showrunner, c'est être capable de budgéter, monter, caster... Cela réclame de passer du temps sur le plateau ou dans la salle de montage. Et si vous n'êtes pas prêt à assumer ces responsabilités, mieux vaut ne pas vous y essayer."
Dates, une annulation mais des opportunités
Les rapports du showrunner avec la chaîne sont essentiels. Sur Skins, il estime avoir eu beaucoup de chance. Comme la chaîne E4 lançait là sa toute première série, ses dirigeants ne savaient pas vraiment quoi réclamer. "J'ai décidé très vite d'ignorer tout ce qui venait d'eux." Les audiences réalisées par le premier épisode, qui rassembla 2,4 millions de spectateurs sur une chaîne qui jusque-là, se satisfaisait de 100 000 à 200 000 téléspectateurs de moyenne, ne furent pas pour rien dans le climat serein qui prévalut. Pour sa dernière série à ce jour, Dates, les rapports avec Channel 4 furent moins idylliques. Sur ce projet, l'Ecossais avait pourtant choisi de limiter les risques au maximum. La série met en scène à chaque épisode de 26 minutes, deux clients d'un site de rencontres à leur premier rendez-vous, soit un dispositif "très réduit, facile à écrire et à tourner dans un agenda de production resserré, reposant sur le dialogue et la performance des comédiens".
Elsley s'est laissé six semaines pour le développement. Pendant trois jours avec ses auteurs, il a commencé par créer une vingtaine de personnages puis a choisi quelles combinaisons fonctionneraient le mieux. Il a décidé de mettre en place des connexions discrètes entre les épisodes avec par exemple un personnage, joué par Oona Chaplin, qui reviendrait par trois fois. Pour l'écriture proprement dite, le format était une garantie d'efficacité : "un épisode de 26 minutes, c'est un script de 28 pages que tu peux écrire en deux jours. Et si ça ne fonctionne pas, tu peux facilement repartir de zéro sans passer par de fastidieux processus de réécriture." Le scénariste de chaque épisode assistait aux répétitions avec les comédiens et demeurait libre de corriger son texte en conséquence. Le tournage ne durait que trois jours. Tout cela pour un budget raisonnable de 275 000 livres/330 000 euros par épisode. Dates séduit à l'étranger et s'est vendu dans 15 pays. Chez Channel 4, on s'est montré moins enthousiaste.
"J'ai eu les meilleures audiences et les meilleures critiques de toute ma vie avec cette série", remarque Elsley. "Les gens de la chaîne sont les seuls à ne pas l'avoir aimée et ils l'ont annulée après une saison." La déception passée, Bryan Elsley et sa maison de production ont néanmoins trouvé preneurs pour une saison 2 : elle sera diffusée par un opérateur américain du web. Pour lui, les possibilités offertes par ces nouveaux acteurs que sont Netflix, Amazon ou X-Box méritent d'être attentivement étudiés par les auteurs. Et le marché américain offre aussi de nouvelles opportunités. Pas seulement pour les productions de langue anglaise a-t-il précisé, citant le succès des fictions scandinaves et celui des Revenants. Conclusion : "Ces marchés émergents sont intéressants. Il faut veiller à ne pas passer à côté et se retrouver après coup dans la position de victimes implorantes. Si nous acceptons de prendre nos responsabilités, il pourrait en sortir de belles choses."