Au revoir Jeanne Moreau
Jeanne Moreau est décédée à l'âge de 89 ans, Laurent Heynemann lui rend hommage.Pendant ce printemps 1991 tous les matins vers cinq heures, six heures je l'attendais devant la porte du maquillage. Ponctuelle et ravie de me retrouver, de s'asseoir sur le fauteuil et de se laisser tripoter par la maquilleuse, excitée de reprendre le texte, de revoir ses dialogues, de travailler, d'aller au fond des choses.
J'ai évidemment, comme tous les cinéphiles, un souvenir symbolique, emblématique de la femme libre et sensuelle qu'elle a représentée dans les années 60.
Mais mon souvenir de réalisateur est celui d'une extraordinaire actrice, une artisane de son métier, une bosseuse infinie.
La vieille qui marchait dans la mer.
Tous les matins, un cérémonial routinier. Elle se saisissait de l'adaptation de Dominique Roulet, se réenfouissait dans le livre de Frédéric Dard, interrompait le maquillage pour foncer avec moi sur le plateau, écouter mes indications, et, après avoir relu le texte en marchant dans les marques de ma mise en scène, remontait au maquillage et se replongeait dans le scénario. Et le soir, lorsque nous dînions ensemble dans la maison de Ramatuelle que Brialy lui avait prêtée, c'était encore pour travailler sur le rôle.
Jeanne Moreau était une grande bosseuse.
La vieille qui marchait dans la mer, c'est elle qui avait voulu le jouer, et c'est elle qui avait demandé à l'éditeur de signaler, lorsque quelqu'un s'y intéresserait, son désir d'avoir le rôle. Et elle s'était décidée d'aller le jouer à fond, se vieillissant avec jouissance et vulgarisant sa diction avec gourmandise.
Quand le temps du chagrin sera passé on se souviendra aussi que Jeanne était une fille rigolote, mais qui savait être sévère, injuste et virulente avec ceux qui l'entouraient.
Elle respectait la mise en scène et le metteur en scène par dessus tout. Et sa rigueur au travail partait d'une exigence sans faille vis-à-vis d'elle-même, d'une concentration extrême au regard de son idéal d'actrice et de la haute idée qu'elle se faisait de la pratique de son métier, et de la vertu du film.
Et c'est ce souvenir là qui me restera le plus.
Laurent Heynemann